Guillaume Erner : Zemmour ou comment un Juif peut incarner l’extrême droite


Comment la droite de l’extrême droite peut-elle, aujourd’hui, en France, être incarnée par un Juif, en l’occurrence Éric Zemmour ? Comment la judéité a-t-elle pu devenir compatible avec des idées de cet acabit ? La question rarement posée est simple, sa réponse plus difficile. Rapide tour d’horizon de la tendance judéo-facho et analyse du cas Zemmour, ce constructiviste qui s’ignore.

En Europe de l’Est, Peter Jakab, le jeune leader du Jobbik, le parti néo-nazi hongrois, est un spécimen intéressant de cette tendance. En 2021, cette formation politique voudrait se faire passer pour post fasciste car les élections approchent et l’Europe est vétilleuse. Bref il serait temps de passer pour raisonnable. Mais les électeurs veillent, et ils ne tiennent pas au post fascisme, ils veulent être fascistes tout court. Cela n’a pas l’air de poser des problèmes démesurés à Peter Jakab. Pourtant son arrière-grand-père est mort à Auschwitz. Parce qu’il était juif. Sa grand-mère s’est convertie au christianisme. Parce qu’elle était juive. Peter Jakab se sent-il Juif ? Hitler, lui, l’aurait incontestablement perçu comme tel à moins qu’il en fasse un aryen d’honneur. L’expression de « nazi jews » existe, on la doit à feu le philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz. Compliqué de l’utiliser pour Jakab et les siens ; Leibovitz désignait ainsi les colons israéliens nationalistes, autre contexte, autre qualificatif…

Le phénomène n’est pourtant plus une simple curiosité : Zemmour, Jakab, ou même Netanyahou – qui n’hésite pas à témoigner de la sympathie qu’il éprouve à l’égard de leaders très droitiers comme s’appellent Orban ou Modi en Inde – font partie de cette étrange bande des juifs fans de l’extrême droite. On pourrait rajouter à cette liste Marcel Yaron Goldhammer : ce germano-israélien était candidat sur une liste de l’AFD à Berlin.

La théorie selon laquelle certains juifs « turn right » n’est pas nouvelle. Aux États Unis, elle désigne ces juifs anciennement communistes, voire gauchistes, qui se sont convertis au néo-conservatisme, qu’ils s’appellent Saul Bellow, Norman Podhoretz ou Allan Bloom. Une tendance particulièrement observable pendant les années Reagan, qui ne s’est cependant pas traduite par un glissement du « vote juif » américain. Aux Etats-Unis, le vote confessionnel est mesuré par les instituts de sondage. Or, la majorité des juifs américains continuent de voter « libéral », autrement dit à gauche. Mais si l’on oublie la majorité, et que l’on s’intéresse aux exceptions, comment expliquer que d’autres juifs incarnent aujourd’hui des partis de la droite la plus radicale ?

Retour au cas Zemmour

S’il fallait lui trouver un glorieux prédécesseur à Éric Zemmour, ça pourrait être Ze’ev Jabotinsky, né en 1880 à Odessa et mort en 1940, fondateur de « légion juive », l’aile (très) droitière du parti sioniste. Disons, pour faire court, que Jabotinsky fut vivement intéressé par le fascisme italien. Comme Zemmour, c’était un polygraphe, mais les ressemblances s’arrêtent là. Un Jabotinsky n’est compréhensible que dans le contexte du mandat britannique, et la construction de l’État. Fondateur de l’Irgoun, l’un des mouvements terroristes qui engagea la guerre contre les Britanniques, il fut un ultra nationaliste à l’heure de la construction d’une nation. Inutile de dire que Zemmour ne se représente pas comme un Jabotinskien…

Par ailleurs, Zemmour n’a jamais fait mystère de ses origines juives, séfarades, algériennes. D’aucuns lui dénient le droit d’être juif, considèrent qu’il s’éloigne de ce qu’est le véritable esprit du judaïsme. Mais personne ne décerne des brevets de judaïsme – impossible de lui dénier cette identité, qu’il n’a jamais cherché à nier. Voilà pourquoi le qualificatif de « self hatred jew » – d’un juif honteux – lui convient mal, comme il s’en défend d’ailleurs dans son dernier livre. Il qualifie d’ailleurs la thèse qui fait de lui un juif honteux, de « psychanalyse de café du commerce », il pourrait plus simplement dire que cette notion définit mal son comportement. Les « juifs honteux », catégorie née au XIXe siècle, réactivée au lendemain de la seconde guerre mondiale, cherchaient tous les moyens pour masquer leur judaïsme. Pas Zemmour. Sa mythologie à lui, c’est celle du « bon juif » et non simplement du juif qui veut être « plus goy que le goy ». Il ne s’agit pas non plus de dire platement que les juifs s’assimilent à la France, tandis que les musulmans, eux, demeurent un corps étranger. Car parmi ses coreligionnaires, Zemmour distingue encore les mauvais juifs français : notamment les victimes de la tuerie de l’école juive de Toulouse qui ont été enterrées en Israël. À cet égard, le parallèle qu’il fait entre ces petits enfants assassinés avec leur père, et le terroriste, est profondément choquant. L’assassin abhorrait la France, et c’est pourquoi il semble logique qu’il soit enterré ailleurs. Ses victimes, elles, se sentaient sans doute françaises, mais c’est la France qui n’a pas réussi à les protéger. Qui oserait prétendre qu’ils ne seront plus inquiétés, à une époque où les tombes juives sont profanées ?

En essayant d’être un « juif irréprochable », aux yeux de ceux qu’il estime être de vrais Français, Éric Zemmour tente d’incarner un personnage commun au XIXe siècle : l’israélite. Comme un damné, l’israélite est voué à prouver chaque jour sa « francité », y compris en pensant contre soi-même. On songe bien évidemment aux propos tenus, une fois encore, dans son dernier livre, sur Vichy. Les passages qu’il consacre au procès Papon sont éclairants, et notamment cette reprise des arguments invoqués par l’ancien Premier ministre de De Gaulle, Pierre Messmer. Le témoignage de ce dernier est inouï, tant il semble plus proche de Papon que de ses victimes. C’est ainsi qu’il déclare au tribunal en évoquant la Shoah : « Quel que soit le respect que nous devons à toutes les victimes de la guerre, et particulièrement aux victimes innocentes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards, je respecte plus encore celles qui sont mortes debout et les armes à la main, car c’est à eux que nous devons notre libération. » Manière policée de dire que les Juifs sont des victimes de seconde zone …

Finalement, la singularité de Zemmour, c’est cela : prouver qu’il est lui aussi post-moderne, que son identité de naissance s’efface derrière ses choix politiques. C’est qu’il y a plus puissant que les racines : l’identité que l’on se donne, celle que l’on se fabrique. Si un juif peut défendre Pétain, cela veut dire que la volonté, en matière d’identité peut tout. Zemmour ne le savait pas, mais finalement lui aussi, comme les « théoriciens du genre », il est constructiviste …


Guillaume Erner

Charlie Hebdo.fr, 11 octobre 2021

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