[Ce texte est une version actualisée d’une tribune publiée en octobre 2016, au moment où Éric Zemmour déclara avoir du respect pour la démarche des djihadistes.]
« Je ne pense pas que les djihadistes soient des abrutis ou des fous. Et je respecte des gens prêts à mourir pour ce en quoi ils croient – ce dont nous ne sommes plus capables », avait déclaré Éric Zemmour lors d’une interview en octobre 2016, trois mois après le terrible attentat de Nice. Les djihadistes croient-ils seulement en quoi que ce soit ? Là est la vraie question. « Quand des gens agissent parce qu’ils pensent que leurs morts le leur demandent, il y a quelque chose de respectable. Et en même temps de criminel et de mauvais, c’est ainsi, les humains sont complexes, donc combattons-les, mais arrêtons de les mépriser », surenchérissait-il.
Oui, les humains sont complexes. Voilà pourquoi les motivations des islamo-terroristes sont multiples, souvent davantage liées à des meurtrissures identitaires, existentielles, sociales, voire un désir de révolte, qu’à une foi inconditionnelle. Et les experts s’accordent à conclure qu’il n’existe pas de profil-type. « Le substrat social, le rapport au religieux, les vulnérabilités d’ordre psychologique, la sensibilité au contexte international, le lieu de vie ainsi que la perméabilité à la stratégie de communication des terroristes islamistes sont autant d’éléments qui imprègnent diversement le parcours de chaque djihadiste », notait dès 2015 le rapport du Sénat « Filières djihadistes : pour une réponse globale et sans faiblesse ». S’imaginent-ils servir une juste cause, tel un leurre voilant leurs errances ou leurs échecs, qu’ils n’en ennobliront pas leurs actes pour autant : la quête de respectabilité d’un individu ne suffit pas à le rendre « respectable ». « Ce ne sont pas des gens qui combattent pour une cause. Ce sont des gens qui se battent pour la mort, qui aiment la mort et qui sont drogués à la mort », rappelait alors opportunément Malek Boutih. Sous couvert d’appliquer à la lettre une idéologie qu’ils appréhendent en général fort mal, les aspirants djihadistes se jettent corps et âme dans un héroïsme de pacotille pour tromper l’ennui d’une existence trop ordinaire au fin fond d’une banlieue blafarde. Et, paradoxalement, s’assujettissent à un nouveau fascisme les délestant du fastidieux effort de penser et de décider par eux-mêmes : « Le bonheur dans la servitude volontaire », résume l’élégante formule de Boris Cyrulnik, qui pointa en outre le sentiment d’humiliation, de rejet, de frustration commun à la plupart des radicalisés : « Se présenter en victime, c’est une manière de légitimer sa propre violence. »
Réparer des blessures d’ego, se venger d’une prétendue stigmatisation, mais aussi, fréquemment, racheter ses fautes et gommer dans la foulée une histoire personnelle chaotique : la dimension purificatrice, rédemptrice, du djihad invite moult petites frappes à s’inventer un nouveau départ, à expier leurs erreurs passées, sans renoncer à l’adrénaline de la violence. « L’offre de radicalisation leur permet de recycler cette culpabilité et ils peuvent ainsi continuer d’être délinquants et criminels », expliquait le psychanalyste Fethi Benslama.
Rien de franchement « respectable » à tirer de ce manichéisme du prêt-à-flinguer, pierre angulaire d’un fanatisme que Nabil Mouline, chercheur au CNRS, qualifia même de « bricolage intellectuel ». Un micmac fantasmagorique de séries américaines, de mythologies et de références coraniques parcellaires. « Ces jeunes ne savent souvent pas lire l’arabe ni le Coran. Ils n’ont aucune culture islamique et ne maîtrisent même pas les prières ! », soulignait le sociologue Farhad Khosrokhavar. « Ces gens ne connaissent rien à l’islam, à la politique, notamment au Moyen-Orient. Donc vous n’avez pas chez eux une volonté d’agir pour des raisons politiques ou religieuses », confirmait le diplomate Éric Danon. Difficile de s’ériger en défenseur d’une quelconque cause quand on brille par une ignorance crasse.
Certes, Éric Zemmour eut raison de rappeler qu’ils n’étaient pas tous déséquilibrés ou idiots, contrairement aux psalmodies de la presse qui s’étaient ingénié à nous anesthésier les neurones depuis les attentats de Charlie. De plus en plus de jeunes diplômés issus des classes moyennes rejoignaient alors les bataillons, même s’ils n’en constituaient pas l’essentiel. Un nombre croissant de femmes entendaient, elles aussi, jouer un rôle de premier plan. Mais beaucoup d’observateurs, tel le juge Marc Trévidic, y virent d’abord un phénomène de mode. « Respectable » ? Par la suite, on observa parallèlement la multiplication d’agressions par « mimétisme médiatique », constat que l’extrême-droite refuse toujours obstinément d’admettre : des individus psychiquement perturbés, parfois drogués, alcooliques, marginaux, dont les délires se nourrissent, entre autres, des faits d’actualité, se mirent à frapper au hasard des passants dans la rue, armés d’un couteau ou d’une machette. « Respectable » ? Ces multiples cas de figure échappent évidemment au simplisme revendiqué d’Éric Zemmour, qui s’adresse d’abord à un (é)lectorat abhorrant la nuance.
Le djihadisme a germé sur le compost d’un communautarisme exponentiel, né de la pleutrerie politique des dernières décennies. Il en cristallise les aigreurs, les amertumes, les vindictes. Daech a su exploiter les fêlures, le désœuvrement d’une certaine frange de la population, sa porosité aux théories du complot, sa soif de reconnaissance dans une société formatée aux postures narcissiques, où la frontière entre monde réel et virtuel n’a plus beaucoup d’importance, dès lors qu’on peut s’y mettre en scène. « Respectable » ? Non. Méprisable ? Pas plus que les accusations fantaisistes à l’encontre d’Éric Zemmour, ciblé, après ses propos, par une plainte d’un ridicule achevé, émanant de familles de victimes et de SOS Racisme. Car il n’en fallut pas plus à ses contempteurs, qui traquent le moindre de ses dérapages telles des hyènes affamées, pour bondir sur l’occasion, tandis que ses thuriféraires, animés d’un zèle tout aussi vivace, s’empressèrent de défendre bec et ongles les allégations très contestables de leur gourou. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. La plainte fut fort heureusement classée sans suite en 2017 tant il était évident que le journaliste ne souhaitait nullement encourager le terrorisme. Mais ses autres provocations continuent d’alimenter des ripostes tout aussi excessives qui lui offrent l’occasion de passer pour une victime qu’on cherche à faire taire, alors qu’il serait plus approprié de déconstruire ses approximations par des arguments factuels. Pour le débat de fond, prière de repasser un peu plus tard.
Tout au plus pouvait-on, en l’occurrence, reprocher à Éric Zemmour de prêter aux radicalisés un panache, des convictions et un sens de l’honneur fort éloignés de la réalité, et de les auréoler ainsi d’un prestige immérité, au risque de multiplier les émules. Sans doute était-ce déjà trop. Mais le véritable intérêt de cette petite phrase détestable était de démontrer qu’il ne maîtrisait décidément pas certains sujets, se limitant à les lorgner à travers le prisme d’un romanesque calqué sur ses propres obsessions : l’héroïsme, la (re)conquête, le jusqu’au-boutisme, le sacrifice au nom d’un absolu.
La réalité est plus prosaïque. Mourir non pas pour un idéal mais pour donner un sens à leur vie, non pas par courage mais par inconscience, s’assurer une gloriole posthume et une place aux premières loges dans l’au-delà. « Respectable » ? Massacrer les caricaturistes de Charlie Hebdo, les clients de l’Hyper Cacher, une automobiliste de Villejuif, un chef d’entreprise isérois, les noctambules du Bataclan, un couple d’agents de police à Magnanville, les passants de la promenade des Anglais, le père Jacques Hamel, le colonel Arnaud Beltrame, les badauds du marché de Strasbourg, les policiers de la Préfecture de Paris, les promeneurs d’un parc de Villejuif, les passants de Romans-sur-Isère, les paroissiens de la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice, le professeur Samuel Paty, la policière de Rambouillet… « Respectable » ? Non.
Zemmour, ami des terroristes ? Non plus. Juste auteur d’une absurdité déguisée en certitude (ce qui est fâcheux quand on est journaliste et carrément dangereux quand on se pique de convoiter l’Élysée), réitérée quelque temps plus tard sur BFMTV : « Ce ne sont pas des esprits faibles, ce sont des gens qui ont une théologie, une idéologie, une foi, et qui agissent pour cela », insistait-il, alors que les spécialistes n’en finissent pas de s’affronter, Gilles Kepel et Olivier Roy en tête, pour déterminer si le djihadisme découle d’un islam radicalisé ou, à l’inverse, d’une islamisation de la radicalité. La vérité se situe probablement quelque part à mi-chemin. Nul ne la détient, pas même Éric Zemmour.
Journaliste de presse, Éloïse Lenesley a notamment écrit pour les sites du Figaro, de Causeur, d’Atlantico, du HuffPost et de Contrepoints.