2027, Mélenchon président ?

D’abord, deux précisions. La possibilité d’une élection de Jean-Luc Mélenchon représente pour moi un réel cauchemar, et c’est peu de le dire. Le titre assez provocateur que j’ai choisi n’est pas une invite à voter pour lui, mais une réflexion sur sa probabilité. En matière d’élections et plus largement de prise de pouvoir, l’histoire contemporaine n’en finit pas de démontrer combien il est nécessaire d’envisager aussi l’hypothèse du pire, pire qui parfois finit par arriver comme le fameux « cygne noir » théorisé par Nassim Taleb : or nos biais cognitifs nous interdisent d’envisager des évènements très peu probables, mais aux conséquences désastreuses.

Qui aurait prévu en 1939 que Philippe Pétain, militaire couvert de lauriers et venant juste d’être nommé ambassadeur à Madrid auprès d’un général Franco victorieux, serait l’année suivante et à 85 ans le chef tout puissant d’un Etat français ayant renversé la République ? Ceci déjà pour réfuter l’argument d’un Mélenchon trop vieux pour entrer à l’Elysée à 76 ans : le pire peut arriver. Cela d’autant plus que nous vivons une période de tensions internationales aigües avec deux guerres pas si éloignées de notre pays ; que s’y affrontent, en Europe comme au Proche-Orient et pour le dire vite, le camp des démocraties – en soutien plus ou moins nuancé à l’Ukraine et à Israël – et celui regroupant l’axe des régimes autoritaires, avec l’alliance Russie-Iran en appui du Hamas, et la neutralité bienveillante de la Chine. On ne sait pas comment et quand finiront ces conflits, et l’élection possible de Donald Trump en 2024 peut saboter la résistance du camp occidental. Or faut-il rappeler combien, par ses déclarations passées le leader de la France Insoumise a manifesté sa bienveillance envers le camp des dictatures ? Une bascule géopolitique le rendrait beaucoup plus crédible.

Sur « la fin de Mélenchon », rappelons aussi une séquence déjà oubliée. Un an après l’élection d’Emmanuel Macron, ayant déjà inauguré une pratique de « bruit et de fureur » à l’Assemblée Nationale (mais avec des troupes bien plus réduites qu’aujourd’hui), il s’était filmé lors d’une violente confrontation avec des agents de l’autorité judiciaire venus faire une perquisition chez lui et au siège de son parti. On se souvient de ses hurlements (le désormais culte « la République c’est moi ») ; il avait été condamné plus tard pour cela à une amende et trois mois de prison avec sursis, et on le disait déjà fini. En mars 2022, il a surpris tout le monde en écrasant par son score tous les autres candidats de gauche, qui ont accepté dans la foulée – pour négocier des sièges à sauver dans les législatives qui ont suivi – à la fois sa domination et la plus grande partie de son programme. Sauf à remonter très fortement la pente, la faiblesse des autres partis de la Nupes peut imposer la même alliance en 2027.

La séquence politique que nous vivons depuis le 7 octobre a été marquée par une série de déclarations et tweets scandaleux de Jean-Luc Mélenchon, depuis le refus immédiat de qualifier le Hamas d’organisation terroriste – juste après les massacres, actes de barbarie et enlèvements massifs d’otages -, jusqu’au refus de s’associer à la grande marche contre l’antisémitisme du 12 novembre. Il s’est démarqué d’abord en publiant une abjection le mardi 7 (« Les amis du soutien inconditionnel au massacre ont leur rendez-vous ») ;  puis en insultant les participants et personnalités de tous bords politiques y ayant participé (1). Une conclusion naturelle serait de dire que ceci lui coutera cher pour les prochaines élections. « Le Figaro » (2) a synthétisé sa chute de popularité selon les instituts de sondage : 18 points selon le baromètre Elabe – Les Echos, 19 selon celui de Harris Interactive, 14 points pour celui de Kantar public pour le Figaro, etc. Mais sous le titre « Le pari électoral gagnant de Mélenchon », « Le Point » (3) publie une autre enquête d’opinion allant dans un sens différent, et disant que malgré un recul il demeurait la personnalité de gauche la plus populaire. Comment s’y retrouver ? Certes, l’institut choisi dans ce dernier cas (Cluster 17) a été par le passé jugé comme plutôt favorable au leader insoumis ; il était ainsi quasiment le seul à envisager une victoire possible de la Nupes aux législatives de 2022. Mais la perte de la majorité absolue à l’Assemblée a été pour le camp centriste un « cygne noir », moins catastrophique qu’une franche défaite mais assez inattendu.

Ceci étant, l’article du « Point » précité vient confirmer un autre article, celui-là publié sur le site de « L’Express » (4) et accompagné d’une vidéo où on peut entendre le politologue Jérôme Fourquet. Les deux hebdomadaires convergent en effet sur la stratégie retenue par Jean-Luc Mélenchon. Sans mandat électif ni fonction officielle au sein de la France Insoumise – mouvance sans statuts ni adhérents, mais qu’il dirige d’une main de fer, aveuglement suivi par des jeunes lieutenants trentenaires et qui lui doivent tout -, il guide, invective et assène un message de rupture, dans la logique du « bruit et de la fureur » qu’il a conceptualisé, et en réplique au trotskisme de sa jeunesse. Sans annoncer encore une quatrième candidature, il joue d’abord une stratégie du premier tour. Il était déjà troisième en 2017 ; et il ne lui a manqué que 400.000 voix pour accéder au duel final en 2022. Ces voix, il ira les chercher chez les abstentionnistes qui étaient 30% l’année dernière. Qui sont-ils ? Beaucoup de jeunes, souvent diplômés en rupture avec une société ressentie comme injuste, et ne luttant pas contre la crise climatique ; ses discours parlent à cette jeunesse qui vit dans les villes grandes et moyennes. Il y a aussi un grand nombre d’abstentionnistes dans « la France périphérique », souvent ouvrière mais celle-là est déjà largement passée au Rassemblement National ; l’expérience d’un duel avec Marine Le Pen aux législatives de 2012 à Hénin-Beaumont s’est soldée pour lui par un échec cuisant, et il en a déduit que ce ne serait pas un électorat à séduire.

Reste la cible prioritaire à laquelle s’adresse un nombre incalculable de messages, directs ou subliminaux : les banlieues des grandes villes, souvent peuplées d’enfants de l’immigration. Oubliant le Mélenchon défenseur farouche de la laïcité qu’il fut jusqu’à il y a une quinzaine d’années, il a pratiqué un clientélisme sans complexes, reprenant textuellement un vocabulaire victimaire et souvent revanchard qui n’est pas uniquement celui des militants de l’islam radical : en résumé, les lois protégeant la laïcité sont « liberticides » (il a défilé avec des associations proches des Frères Musulmans en 2019 dans une marche « contre l’islamophobie ») : « toutes les occasions sont bonnes pour taper contre les musulmans » (en 2021 lors d’une sortie complotiste ahurissante sur France Télévision, où il a distillé le doute sur les assassinats commis par Mohammed Merah) ; « l’abaya n’est pas une tenue religieuse » (à l’occasion de la dernière rentrée scolaire) ; et enfin, attaquant avec bassesse – et le sous-entendu antisémite du mot « camper » – la présidente de l’Assemblée Nationale en visite de solidarité en Israël, il a osé dire face à une foule rassemblée place de la République en soutien aux Palestiniens : « Voici la France. Pendant ce temps, Madame Braun-Pivet campe à Tel-Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français ! ». Comme le remarque très justement Jérôme Fourquet, il a fait passer le message « ceux-là sont les nôtres » à une foule portant non seulement le drapeau palestinien, mais aussi celui de l’Algérie.

Cette campagne a déjà payé, et largement. Dans la Seine Saint Denis, son score du premier tour à la présidentielle est passé de 17% en 2012 à 34% en 2017, puis 49% en 2022. Clairement aussi, c’est la seule mouvance politique polarisant autant les électeurs en fonction de leur origine religieuse puisqu’il a réuni les deux tiers du vote musulman. Cet électorat, il imagine le séduire non seulement en le « défendant » face à des discriminations – qui ne sont pas toutes imaginaires – mais aussi en refusant de critiquer le terrorisme islamiste, et en particulier les actes de barbarie commis par le Hamas le 7 octobre. Choisir une telle ligne politique, c’est déjà insulter l’électorat musulman en imaginant qu’il va en majorité apprécier une telle compromission. C’est aussi accepter de perdre une partie de l’électorat de gauche, qui est déjà désorienté par un tel positionnement : mais ces électeurs s’en souviendront-ils d’ici quelques années ? Plusieurs leaders des partis hier réunis dans la Nupes ont dit leur indignation ; au sein de la France Insoumise des « frondeurs » ont même fait leur apparition. Mais qui se souviendra de cela en 2027 ? Et quel sera alors le souvenir de l’affreuse vague d’actes antisémites que nous vivons en ce moment ?

Justement, évoquons un peu certains propos de Mélenchon, anciens et bien en dehors du conflit israélo-palestinien. C’est l’honneur d’un site très marqué à gauche – Médiapart – que d’avoir publié (5) une véritable anthologie de ses déclarations qui furent autant d’allusions douteuses. Petite sélection ici, pouvant révéler au choix soit un inconscient vraiment détestable, soit à nouveau une stratégie destinée à plaire à un certain public. Ainsi a-t-il recyclé certains stéréotypes : celui du peuple déicide, en juillet 2020 sur le plateau de BFMTV, (…) Je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais que, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes qui l’y ont mis. Un an plus tard, Mélenchon réagissait (là encore sur BFMTV) aux propos du grand Rabbin de France Haïm Korsia, qualifiant d’antisémite le candidat d’extrême droite Éric Zemmour. Il me semble qu’il se trompe. Monsieur Zemmour ne doit pas être antisémite parce qu’il reproduit beaucoup de scénarios culturels « on ne change rien à la tradition, on ne bouge pas, la créolisation mon dieu quelle horreur », tout ça, ce sont des traditions qui sont beaucoup liées au judaïsme. » Cette anthologie, qui serait bien trop longue à reproduire ici, comprend aussi des attaques sournoises contre l’ancien ministre Pierre Moscovici assimilé à la finance internationale ; et la critique du discours historique de Jacques Chirac sur la responsabilité de la France dans la déportation des juifs sous l’Occupation. Donc aussi des propos pouvant plaire à un public antisémite plutôt de droite et d’extrême-droite, et n’ayant rien à voir normalement avec les musulmans. D’où une hypothèse que je me risque à faire : et si l’électorat de premier tour qu’il fallait absolument réunir pour être présent au second comprenait aussi les antisémites de toutes les sensibilités ? En tout cas, et cela a été déjà relevé, les dernières déclarations de Jean-Luc Mélenchon lui ont valu les compliments de « Rivarol », torchon antisémite interdit de kiosque, et d’Alain Soral incendiaire anti-juif ayant fui à l’Etranger les condamnations des tribunaux de notre pays (6).

Dans l’article précité de l’Express, Jérôme Fourquet dit que cette stratégie ne permettrait pas à Jean-Luc Mélenchon d’être élu car ses thématiques fédèrent ses sympathisants mais font fuir une majorité de Français. Mais d’autres paramètres sont aussi à prendre en compte. Le « besoin de gauche » – gauche qui en 2027 sera écartée du pouvoir depuis 10 ans – peut mobiliser beaucoup de gens, ne se sentant a priori pas concernés par le clientélisme musulman de Mélenchon, ses outrances ou son ambiguïté à propos des juifs ; j’ai évoqué plus haut d’une part la marche contre l’antisémitisme, et d’autre part la sympathie qu’il suscite dans une bonne partie de la jeunesse ; or la faible proportion de jeunes est une triste réalité qu’ont constatée beaucoup de gens le 12 novembre. Le pire reste à ce jour et par défaut le poids incontournable du leader LFI : on dit que la Nupes est morte, mais à part le Parti Communiste, ni le Parti Socialiste, ni les Ecologistes n’ont osé claquer la porte définitivement ; aucun n’a rédigé de programme digne de ce nom ; et aucune alliance n’a été réalisée entre eux pour isoler une formation politique toxique à bien des égards.

Reste la dernière facette redoutable de celui qui risque d’être le « cygne noir » en 2027. Cette facette est le reflet presque parfait du Trumpisme, avec ses outrances, son génie du buzz et sa façon de se placer toujours au centre du débat. Dans un éditorial remarquable publié sur le site de « L’Express » et intitulé « Tweets agressifs, fake news : Mélenchon, le nouvel ingénieur du chaos », Eric Mandonnet revisite la séquence post-7 octobre, mais avec cet autre éclairage. Il rappelle le livre de l’essayiste italien Guilano Da Empoli, qui a étudié la montée des populistes à partir des années 2010. Ces « ingénieurs » redoutables ont contribué à fragiliser la démocratie à l’heure des réseaux sociaux. L’auteur de cet article nous propose alors une relecture des publications de la France Insoumise, en écho avec la guerre au Proche-Orient et son refus, dès le 7 octobre, de condamner fermement le Hamas :  Qu’importent les réactions outragées, l’essentiel à compter de cet instant est de faire bloc. Les tensions que produisent les leaders populistes (…) sont l’illustration de leur indépendance, et les fake news, qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté d’esprit. L’explosion à l’hôpital Al-Ahli de Gaza le 17 octobre marque un autre tournant (…). Dans un premier élan, sans doute guidés par leur bonne foi et leur prisme idéologique, les responsables de LFI se succèdent sur X pour dénoncer « des crimes de guerre du gouvernement israélien ». Puis les enquêtes se multiplient qui éloignent la responsabilité d’Israël et mettent en cause une roquette palestinienne : côté LFI, rien, silence radio, tous en restent à la première version. Eric Mandonnet écrit aussi ces lignes, d’une redoutable vérité : En cultivant la colère de chacun sans se préoccuper de la cohérence de l’ensemble, l’algorithme des ingénieurs du chaos dilue les anciennes barrières idéologiques et réarticule le conflit politique sur la base d’une simple opposition entre le peuple et les élites », rappelle Da Empoli. La violence du ton (…) est donc utilisée pour faire passer le message que les leaders populistes veulent transmettre, autrement plus important que telle ou telle mesure spécifique : « voter pour eux signifie donner une claque aux gouvernants. »

La « normalisation » du Rassemblement National, le discours policé de Marine Le Pen aident clairement ce camp là à devenir une alternative crédible pour demain. Mais rien n’est écrit, même pour le prochain second tour : orateur redoutable Jean-Luc Mélenchon pourrait jouer contre elle le sauveur de la République et gagner. Vaincu, il incarnerait demain l’opposition. Infatigable « ingénieur du chaos », il serait  dans ce rôle assez habile pour inspirer des grèves, des manifestations violentes et un nouvel incendie dans les banlieues : bref, les cygnes noirs existent, et ils peuvent ressembler au plus rusé de nos leaders politiques.

(1) « Toute la droite et l’extrême droite pourtant unis ont échoué à reproduire les mobilisations générales du passé. Le rejet de l’antisémitisme est plus large en France. Ils l’ont rabougri et rendu ambigu. Le peuple français restera uni malgré ses dirigeants. » (Tweet de Jean-Luc Mélenchon du 12/11/23). Pire encore, le député LFI Antoine Léaument a inventé dans une autre publication sur X des slogans islamophobes qu’aucun journaliste présent n’a relevés

(2)  https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/sondages-pour-melenchon-est-ce-vraiment-la-chute-finale-20231108

(3)  https://www.lepoint.fr/politique/sondage-exclusif-le-pari-electoral-gagnant-de-melenchon-01-11-2023-2541592_20.php#11

(4)  https://www.lexpress.fr/politique/jean-luc-melenchon-sa-strategie-pour-lemporter-en-2027-4SARYGQY25BD7KDBZAMZ6L42WQ/

(5)  https://www.mediapart.fr/journal/politique/101123/antisemitisme-les-fautes-de-jean-luc-melenchon

(6)  https://twitter.com/ShannonSeban/status/1722381708039721167