Article du Monde sur le Royaume Uni : Rien ne va plus.

Lesley s’excuserait presque de parler d’elle. « Vraiment, je ne suis pas à plaindre, il y a bien pire que moi. » C’est juste que la vie, ces dernières années, a été « un peu difficile » : un divorce, la pandémie et maintenant l’inflation. Avec son accent légèrement huppé, ses manières mesurées et ses rides prononcées quand elle décoche son sourire un peu triste, on l’imaginerait bien prendre le thé avec ses amies retraitées. Mais à 68 ans, après une vie d’assistante chez un dentiste, la voici contrainte de travailler dans un magasin de la rue principale de Brentwood, dans l’Essex. « Je ne touche pas exactement la retraite que j’avais anticipée », confie-t-elle dans une litote très anglaise, en référence à son mariage brisé.

Lesley perçoit juste la retraite d’Etat (770 livres par mois, soit 880 euros) et quelques centaines de livres de « complémentaire ». Pas tout à fait de quoi vivre décemment. Mais « vraiment », elle ne veut pas râler : elle a fini de rembourser les mensualités de son logement et ne risque pas d’être mise à la porte. En revanche, son cœur se serre quand elle pense à ses enfants. « Je suis une baby-boomeuse, on est une génération qui a eu de la chance, mais c’est beaucoup plus dur pour eux. » Sa fille de 41 ans est récemment revenue vivre chez elle, également à la suite d’un divorce. Impossible pour elle de payer un loyer, encore moins d’acquérir un appartement.

Lesley se fait aussi du souci pour son fils, confronté aux lourdes échéances de remboursement de son emprunt immobilier, maintenant que les taux d’intérêt ont triplé en un an. « Quant à ma petite-fille, elle vient d’entrer à l’université, où elle étudie pour devenir enseignante, mais je suis inquiète pour ses dettes. » En Angleterre, une année d’études coûte 9 250 livres. Une fois dans la vie active, les étudiants passent ensuite des années à rembourser leurs emprunts. « Je me demande où tout ça va finir », s’interroge Lesley. « Tout ça » ? Les prix de l’immobilier, les dettes, le coût de la vie… Et les salaires qui ne suivent pas.

A l’instar de ce que ressent Lesley, un sentiment diffus de déclin lent mais inéluctable domine les conversations à Brentwood. Cette ville de 73 000 habitants a beau être le premier arrêt de train à la sortie nord-est de Londres, le contexte change radicalement : les étrangers se font plus rares, les conservateurs règnent en maître, le Brexit l’a largement emporté. L’endroit est même entré dans la légende nationale grâce à une émission de télé-réalité qui y est tournée depuis douze ans : « The Only Way is Essex », que l’on peut traduire par « la seule façon de faire est celle de l’Essex » et que tout le monde en Angleterre surnomme « TOWIE ». Le pitch ? De jeunes hommes tatoués aux coiffures étudiées flirtent avec des jeunes femmes aux longs ongles peints, aux faux cils démesurés et à la peau orange à force de passage dans les cabines de bronzage.

L’inflation sur toutes les lèvres

« Ici, tu peux te faire faire la bouche [avec des injections de Botox] à tous les coins de rue, mais tu ne trouves rien à manger », s’esclaffe Lisa Neatherway, 40 ans, une agente immobilière locale. Elle-même évite la chirurgie esthétique, mais sa collègue Morgane, 25 ans, s’est déjà fait gonfler les lèvres. « Et pourquoi pas ?, lance cette dernière. Je me sens bien comme ça ! » Le centre-ville regorge de salons de beauté, de coiffeurs et de « bars à ongles ». L’Essex en tire une réputation particulière, l’image un rien caricaturale d’un fief de petites classes moyennes au mauvais goût criard et clinquant, obsédées par l’argent et l’ascension sociale.

Les politiciens eux-mêmes sont fascinés : obtenir le soutien de l’Essex, c’est souvent remporter le pays. Malgré l’existence de très sérieuses poches de pauvreté, l’endroit a soutenu avec ferveur la révolution thatchérienne des années 1970-1980, son credo d’enrichissement personnel et de dur labeur. Ces dernières années, il s’est rangé derrière le Brexit et Boris Johnson. *(Je confirme, l’Essex est un comté particulier, où la pauvreté est grande , et qui a pourtant voté Brexit en masse . Je dois aussi ajouter que les habitants de l’Essex sont vus comme peu futés, et les clichés -réels – sur eux sont nombreux)*.

Pourtant, quelque chose s’est cassé récemment. La population a la sensation de ne plus progresser, tant son quotidien a été percuté par une succession de chocs économiques : la crise financière de 2008, l’austérité du gouvernement de David Cameron (2010-2016), le Brexit, la pandémie et enfin l’inflation, qui flambe (11,1 % en octobre). « On a l’impression d’être en récession depuis le début du siècle, insiste Richard Bestar, un homme de 48 ans qui tient un minuscule magasin de disques dans un recoin de la ville et qui vit chez sa mère.La reprise n’arrive jamais. »

Contrairement aux années 1980, ces chocs ne se sont pas traduits par une hausse du chômage (qui demeure à 3,5 % au Royaume-Uni), mais par une érosion du niveau de vie. Une statistique résume tout : depuis 2007, les salaires, en valeur réelle, ont reculé de 3,5 %. En clair, les Britanniques n’ont pas reçu la moindre augmentation depuis presque quinze ans. « C’est tout à fait anormal, estime Torsten Bell, directeur de la Resolution Foundation, un centre de réflexion. Entre les années 1970 et 2008, les salaires avaient progressé de 33 % en moyenne par décennie, en valeur réelle. »

 

Partant de ce constat, M. Bell a publié en septembre un rapport retentissant : « Stagnation nation » (« nation stagnante »). Il y souligne notamment que les 10 % des Britanniques les plus pauvres ont désormais un pouvoir d’achat nettement inférieur (– 22 %) aux 10 % les plus pauvres en France. Quant aux classes moyennes, elles souffrent, selon lui, de façon aiguë de l’envolée de l’immobilier depuis deux décennies : « Elles sont furieuses non seulement à cause des fortes inégalités alors que la croissance est faible, mais aussi parce qu’elles savent qu’elles ne pourront pas acheter le même type de maison que leurs parents. » Le doublement des factures de gaz et d’électricité et le triplement du taux des emprunts immobiliers depuis un an viennent compléter ce sombre tableau.

 

Rien ne va plus.

 

Si le Royaume-Uni stagne, Emma Lewis-Brooke a le sentiment de reculer. Cette femme d’une cinquantaine d’années est fière d’avoir réussi à s’installer à Brentwood, après avoir grandi dans les années 1960 à Whitechapel, à l’époque un quartier très pauvre de l’Est londonien. Après des années à travailler dans des centres d’éducation pour enfants handicapés mentaux, elle est parvenue à déménager, il y a trois décennies, dans cette grande banlieue avec ses deux enfants, désormais adultes. Une vraie réussite sociale. Mais, dans son magasin de bikinis sur mesure, ouvert avec sa fille en 2015, rien ne va plus. En octobre, il a fallu licencier l’assistante, employée deux jours par semaine. Le prix du tissu explose, mais pas celui auquel elle vend ses bikinis. « Et je suis terrifiée par la facture d’électricité et de gaz qu’on va bientôt recevoir », témoigne Mme Lewis-Brooke entre deux éternuements. Elle a attrapé froid et tombe de fatigue depuis qu’elle coupe le chauffage quand il n’y a pas de cliente, histoire de faire des économies.

Sacha Hilhorst, une doctorante en sociologie à la London School of Economics, a menéplus d’une centaine d’entretiens fin 2021 auprès des classes populaires britanniques dans le cadre de sa thèse. Elle aussi constate à quel point ses compatriotes sont épuisés. « Une des choses qui reviennent souvent est le sentiment qu’il faut travailler sans cesse plus pour s’en sortir, indique la chercheuse. Les mères de famille en particulier s’en plaignent. Elles ont l’impression de courir simplement pour rester à la même place. » Comme les autres personnes interrogées à Brentwood, Emma Lewis-Brooke tient cependant à le souligner : elle ne se plaint pas, il y a « bien pire » que son sort, dans cette ville et ailleurs.

 

Dans les rues de la station balnéaire de Clacton-on-Sea (Royaume-Uni), le 8 novembre 2022. RAPHAEL NEAL/VU POUR « LE MONDE »

Direction Clacton-on-Sea, à l’autre bout de l’Essex. Londres est à une heure et demie de train et à une éternité de là. Cette cité balnéaire balayée par les vents de novembre est bien plus pauvre que Brentwood : beaucoup de retraités, de personnes isolées, de problèmes de santé mentale. Près de la plage, les incontournables salles de machines à sous sont désertes. Dans la principale rue marchande, un haut-parleur diffuse les messages d’une salle de bingo désespérément vide : « Jaune 22, rouge 14, bleu 47… » C’est ainsi : depuis le début du siècle, la mode des vacances en caravane le long de cette plage jolie mais froide a subi la concurrence du transport aérien à bas coûts. Désormais, les voyageurs lui préfèrent celles de la côte espagnole.

Le juste prix.

Malgré des efforts pour refaire son centre-ville, la paisible Clacton et ses quelque 50 000 habitants semblent avoir été oubliés. Danielle Stars et Kelly Perry, 25 et 23 ans, seraient presque surprises de voir entrer un client. Leur magasin de bonbons sent le sucre à faire mal à la gorge et ne voit passer quasiment personne. « C’était plus animé l’an dernier, mais quatre concurrents ont ouvert », regrette Kelly, cheveux blonds teints et bouche retouchée. Le lait, dont le prix a augmenté de 55 %, rend les milk-shakes à peine rentables, mais le problème principal n’est pas là. Les deux jeunes femmes décrivent une ville où il ne se passe pas grand-chose, où l’espoir de voir son sort s’améliorer est faible. Conséquence : leur génération est peuplée de jeunes autoentrepreneurs, contraints de multiplier les petits boulots sans salaire garanti. « Bien sûr qu’on n’aime pas la situation actuelle, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?, s’interroge Danielle Stars, désabusée. C’est la façon de faire des Anglais, on ne se plaint pas. »
Kelly Perry et Danielle Stars, vendeuses dans le magasin de bonbons Secure Snacks, à Clacton-on-Sea (Royaume-Uni), le 8 novembre 2022.

Lisa Andrews, la vice-directrice de CVST, une association caritative locale, présente cet état d’esprit comme un avantage. « Plutôt que de se plaindre, les Britanniques vont chercher l’aide autour d’eux, auprès de leurs amis et de leur communauté. » Pour le prouver, elle nous conduit au « lunch club »que son association organise tous les jours. Un repas chaud d’excellente qualité y est proposé au prix imbattable de 4 livres. Glenis Stephens, une femme de 70 ans, s’y rend chaque mardi, ne cachant pas son plaisir de ce déjeuner pris en groupe, avec d’autres retraités qu’elle connaît bien.

Mais cette ancienne employée d’un bookmaker décrit elle aussi un pays en déclin, chaque génération peinant plus que la précédente. « Ma fille, qui gère une maison de retraite, n’arrête pas de travailler, au point où j’en suis inquiète pour elle. Elle a un emprunt immobilier à payer. »

Reste que ces considérations politiques n’intéressent pas grand monde, au contraire de l’inflation, qui déchaîne des discussions animées. A Clacton-on-Sea, les retraités connaissent au penny près les prix des magasins : le bloc de cheddar passé de 1 à 2,30 livres ; les boîtes pour chat de 8 à 10,50 livres… A Brentwood, Clive, 70 ans et un look de vieux rockeur – longs cheveux blancs, boucles d’oreilles, petit bouc – a une théorie pour décrypter ce malaise généralisé. « Les gens qui sont au salaire minimum ont toujours été dans la merde, ce n’est pas nouveau. Mais maintenant, la pourriture remonte le long des classes sociales et touche des gens comme nous. Quand ça atteindra la classe d’au-dessus, ça deviendra explosif. »

 

Eric Albert (Brentwood et Clacton-on-Sea (Royaume-Uni), envoyé spécial).

 

Julie Jenkins, la cuisinière du “Lunch Club” organisé quotidiennement par l’association caritative CVST, entouré des bénévoles à Clacton-on-Sea (Royaume-Uni), le 8 novembre 2022.
L’une des rues principales de la station balnéaire Clacton-on-Sea (Royaume-Uni), le 8 novembre 2022.