L’année 2024 sera l’année charnière pour l’avenir de nos libertés occidentales et de l’idée démocratique.

31.12.23 – La charnière  (Philippe Souaille)
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L’année 2024 sera l’année charnière pour l’avenir de nos libertés occidentales et de l’idée démocratique. Soit nous faisons ce qu’il faut pour les préserver, soit nous les perdons pour longtemps, des suites d’une guerre qu’il va devenir de plus en plus difficile de gagner. Du point de vue des dictatures et de la première d’entre elles en particulier, les choses sont simples, limpides même : s’étant d’ores et déjà mise en économie de guerre, la Russie ne peut plus qu’avancer dans ce sens. Tout recul ou retournement serait l’aveu d’un immense gâchis, impossible à justifier vis à vis de l’opinion. Parce que même les dictatures ont besoin de l’appui de la majorité silencieuse…
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Quand Poutine a attaqué l’Ukraine, il a été surpris par la force de la réaction occidentale, mais il avait accumulé des réserves, notamment financières, qui lui ont permis de tenir le choc. Et puis relativement vite, il a fait ce qu’il fallait pour l’emporter malgré tout, en augmentant la mise : plus de morts, plus de destructions, plus de sacrifices, détournant les ressources de l’économie réelle au profit de l’économie de guerre. Ce qui signifie moins de bien être pour tous, pour nourrir une idée qui fait recette : vaincre !
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L’occident a gagné la première manche, mais cale sur la 2ème. L’occident cela veut dire aussi bien nous tous à l’ouest que les Ukrainiens eux-mêmes. Nous rechignons à plomber nos économies et donc le bien-être de chacun pour produire davantage d’armes et de canons – ou de drones robots susceptibles de remplacer la vie des soldats – tandis que les Ukrainiens hésitent à se sacrifier par vagues entières, ce qui se comprend parfaitement. C’est pourquoi nous avons besoin de plus de drones, de munitions et d’armes…
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La Russie n’est pas un puits sans fond, elle n’a plus la même surface démographique que l’URSS, mais Poutine peut encore sacrifier des centaines de milliers d’hommes avant d’être vraiment en difficulté, alors que l’Ukraine est à bouts touchants : elle pourrait augmenter la rigueur de la mobilisation – après tout en 14 comme en 39, les démocraties occidentales ont envoyé absolument tous les hommes valides au front – mais pas sans changer ses lois et sans rogner quelques aspects de cette démocratie pour laquelle nous luttons.
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Toutefois, si la Russie est 3 fois plus peuplée que l’Ukraine, les alliés occidentaux sont au moins 8 fois plus nombreux que la Russie et, ensemble, plus de 25 fois plus riches. Un écart qui se creuse : le taux de croissance de l’UE, de l’Ukraine et du Canada est à 3,5% l’an dernier (malgré la quasi stagnation de l’Allemagne, grâce à un fort rééquilibrage au sein de l’UE), la GB à 4,1, les USA à 2, la Corée du Sud à 2,6 et le Japon à 1,8, quand la Russie est à -2,1 (oui en récession) et la Biélorussie à -3,9.
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A noter qu’en Asie, la Chine de Xi est à 3 “seulement” (et même -3 pour Hong Kong) ce qui est un très sérieux coup de frein, quand l’Inde et les dragons de l’ASEAN (Vietnam, Malaisie, Philippines etc) sont plutôt à 7 ou 8… Idem en Amérique latine, où les alliés traditionnels de Washington sont entre 4 et 8 quand le Venezuela de Maduro s’enfonce à -3,9. Au point d’envisager une guerre pour se refaire…
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La conclusion est limpide : si nous voulons contraindre Poutine à rentrer dans sa niche, nous en avons les moyens, mais cela implique des sacrifices ! Il nous faut détourner une partie de notre prospérité pour renforcer notre sécurité, en commençant par l’aide à l’Ukraine : fabriquer plus de drones, plus de canons, plus de munitions, plus de chars et d’avions. Mais surtout plus de drones simples et d’armes automatiques rudimentaires, robotisées, pas forcément sophistiquées, mais en nombres immenses. Ce sont les mines qui ont permis à la Russie de contrer l’offensive ukrainienne cet été. Ce sont d’énormes quantités d’obus nord-coréens qui permettent à une artillerie russe vestige de la guerre froide de retourner les tranchées ukrainiennes. Ce sont des essaims de drone pas forcément très performants qui assurent la couverture aérienne.
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Bien sûr, quelques armes hypersophistiquées peuvent aider, mais ce n’est pas l’essentiel. L’idéal serait d’envoyer au front, ou juste derrière, comme pilotes de drones, quelques centaines ou milliers de spécialistes pour chacun des pays occidentaux. Mais à défaut d’hommes, envoyons au moins, en nombre, tout ce qu’il faut pour tenir le front matériellement et laminer les vagues d’assaut russe. Le temps qu’il faudra. Ainsi que de quoi alimenter un dôme d’acier inoxydable au-dessus des villes ukrainiennes.
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Cela a un coût, cela implique d’étendre drastiquement la production de nos usines militaires, d’étendre ces usines elles-mêmes et d’arrêter de vendre des armes à des ennemis potentiels. Cela fait deux ans que nous aurions du le faire et c’est une grave responsabilité de nos gouvernants de ne pas avoir été à la hauteur de la tâche. Non pas qu’ils n’aient rien fait. Ils ont agi, un peu, mais clairement pas assez pour répondre à l’escalade russe, qui conserve un coup d’avance en la matière.
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Il faut que ça cesse et que nous reprenions l’initiative. Car si nous nous laissons endormir et contraignons l’Ukraine à accepter une paix sur la ligne de front actuelle, la guerre recommencera dès que le Kremlin aura reconstitué ses forces. Toute son économie est désormais axée là-dessus et cela ne va pas changer, au contraire.
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Précisons par ailleurs que l’idée démocratique, c’est aussi une autre manière de faire la guerre. Quand un navire russe est coulé, Poutine se venge en faisant tirer sur les villes ukrainiennes, atteignant apparemment de manière délibérée une crèche, un hôpital, un immeuble d’habitations. En riposte, l’Ukraine a bombardé hier des cibles militaires en Russie même, à Belgorod et Bryansk, par exemple l’usine d’électronique militaire Kremna EI de Bryansk, où sont fabriqués les systèmes équipant les missiles à longue portée et les batteries de défense anti-aérienne mobiles. Elle a brûlé. Il y a eu des dégâts sur des immeubles d’habitation, notamment à Belgorod, mais selon l’Ukraine, il s’agit des retombées des tirs de DCA russes et des restes de missiles ou de drones ukrainiens abattus par là-dite DCA.
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C’est aussi ce que prétend le Kremlin au sujet des dégâts sur les villes ukrainiennes, mais en vrai, l’Ukraine n’a aucun intérêt stratégique à essayer d’intimider la Russie. Il est évident que ce ne sont pas quelques dizaines de morts civiles russes qui vont faire reculer Poutine, ni même l’opinion russe, risquant au contraire de produire l’effet inverse. Le seul moyen de vaincre la Russie est de briser durablement ses capacités militaires. Alors qu’à l’inverse, les raisonnements mafieux qui servent d’intelligence au Kremlin tiennent tout entiers dans l’intimidation et la peur qu’ils engendrent.

Philippe Souaille ( 1er décembre 1954 à Salies-de-Béarn France) est un journaliste, cinéaste et politologue franco-suisse.

Image copyright : The Harvard Gazette