Dans son dernier ouvrage aux allures de chroniques mondaines, Éric Zemmour égrène sur un ton condescendant ses conversations avec moult personnalités de la sphère politico-médiatique pour mieux nous démontrer combien il leur est supérieur. Nul n’est épargné, pas même la grande Simone Veil, à laquelle il consacre quelques lignes acerbes. Mentionnant sa défaite aux élections européennes de 1989, il ne s’en étonne guère puisque, écrit-il : « Elle n’était pas taillée pour la lutte de gladiateurs. »*
Ainsi, Simone Veil, survivante d’Auschwitz qui lui laissa le souvenir indélébile de « la pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcissait le ciel en permanence, la boue partout, l’humidité pénétrante des marais », survivante d’une cauchemardesque marche de la mort en janvier 1945, « par un froid de quelque trente degrés en dessous de zéro », « épisode particulièrement atroce » où « ceux qui tombaient étaient aussitôt abattus », survivante de « huit jours de train, en plein vent, sans rien à boire ni à manger » à destination de l’horrible camp de Dora, « où les déportés travaillaient au fond d’un tunnel à la fabrication des fameux V2 », survivante de Bergen-Belsen, aux conditions de vie « épouvantables » avec « presque pas de nourriture, pas le moindre soin médical » et « une épidémie de typhus »,** Simone Veil, survivante de l’enfer sur terre, n’était, selon monsieur Zemmour, pas taillée pour la lutte des gladiateurs.
Simone Veil, lâchée dans l’arène parlementaire en 1974, face à un aréopage presque exclusivement masculin, pour défendre de toutes ses tripes un projet de loi casse-gueule, où « beaucoup d’interventions à la tribune tenaient du réquisitoire, parfois de la prise à partie haineuse et diffamatoire » dont « la pire de toutes fut celle de Jean-Marie Daillet, évoquant les fœtus envoyés au four crématoire » ; Simone Veil qui dut affronter « une campagne, nourrie de tapages et de scandales, de bruit et de fureur, ne reculant devant la bassesse d’aucune calomnie, d’aucune accusation » ; Simone Veil qui recevait « des milliers de lettres au contenu souvent abominable, inouï » émanant « d’une extrême droite catholique et antisémite » ; Simone Veil qui, en sortant de chez elle, vit plusieurs fois « des croix gammées sur les murs de l’immeuble »,** se fit insulter dans la rue, et qui aura tenu bon contre vents et marées jusqu’au vote légalisant l’IVG, n’était pas taillée pour la lutte des gladiateurs.
S’il met en doute ses qualités de combattante et se gausse de ses « phrases méandreuses à la syntaxe hasardeuse », il se répand paradoxalement sur son tempérament prétendument colérique, rancunier, martyrisant « tous les dirigeants centristes qui se terraient quand l’orage grondait », terrorisant Sarkozy, « qui redevenait avec elle le petit garçon qu’il n’avait jamais cessé d’être », astreignant son pauvre mari à supporter « avec peine son rôle contraint de prince consort ».* Non seulement Simone Veil n’était pas un gladiateur, mais c’était un dragon.
Non content de dévaloriser son action et de la faire passer pour une mégère, Éric Zemmour prend évidemment un malin plaisir à déboulonner le mythe qu’elle devint et qu’elle ne dut, selon lui, qu’au fait d’être « juive et femme ». « Elle était la victime absolue de la barbarie absolue, le nazisme, et l’emblème absolu de la cause absolue : celle des femmes »,* ironise-t-il. Accessoirement, elle est aussi un symbole de la construction européenne. Il fut néanmoins très étonné de la promptitude du président Macron à la panthéoniser. Il lui a sans doute échappé que Simone Veil était depuis longtemps entrée dans l’Histoire.
Animé par son inoxydable antiféminisme, il prétend avec cette élégance qui est la sienne que Simone Veil « n’était nullement féministe, détestait les harpies du MLF ».* Dans ce cas, on se demande vraiment pourquoi elle entretint une longue amitié avec Antoinette Fouque, pionnière – certes controversée – du mouvement, qui disait : « Le génie du MLF a été de pouvoir dire merci à Simone Veil qui, bien qu’étant une femme de droite, a d’abord été une femme droite qui a su se battre pour une idée de gauche. Une femme qui a pris fait et cause pour les femmes, même d’un autre bord ». On a connu des « détestations » plus virulentes … S’il est vrai que Simone Veil était à des années-lumière de la radicalité du MLF dans les années 70, elle confia en 2005 à Annick Cojean, dans les colonnes du Monde : « Je ne suis pas une militante dans l’âme, mais je me sens féministe, très solidaire des femmes quelles qu’elles soient. »
Comme tous les réactionnaires contempteurs de l’IVG, Éric Zemmour s’emploie à nous faire croire que Simone Veil elle-même voulait que le recours à cet acte restât exceptionnel : « Elle n’avait jamais eu l’intention de faire de l’avortement un “droit de l’homme” quasi constitutionnel. Elle avait défendu un texte de compromis, qui tentait de répondre à des situations urgentes. »* En réalité, Simone Veil voulait surtout mettre de son côté toutes les chances que sa loi soit adoptée, quitte à nuancer son discours, comme elle l’avait expliqué à Maurice Szafran dans Destin : « Il fallait enfoncer le clou de la dignité et fuir cette idée invendable, chère aux bourgeoises de gauche, selon laquelle une femme peut décider de se faire avorter parce que la grossesse, à ce moment précis, ne lui convient pas. (…) Bien sûr, je suis convaincue qu’une femme doit avoir la libre disposition de son corps. Mais j’ai choisi d’insister sur la responsabilité. Je présentais cette loi pour qu’elle passe. Je voulais gagner. »
À en croire Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au Cevipof, qui la connaissait bien, elle aurait même souhaité aller plus loin : « Elle avait deux idées : le remboursement par la Sécurité sociale et le délai de douze semaines. Mais elle avait dû céder face à un mouvement qui menaçait de cesser de s’acquitter des cotisations sociales. Il avait pris une telle ampleur qu’il fallut lâcher du lest sur ce point. Ensuite, face au lobby acharné des médecins, elle a également accepté de limiter le recours à l’IVG aux 10 premières semaines de grossesse, et non 12 comme elle l’avait envisagé. (…) Simone Veil assumait parfaitement ce droit des femmes à disposer de leur corps, elle était très résolue. »
On l’aura compris, les échecs et les défauts de Simone Veil sont mis en exergue tandis que ses succès et ses qualités sont minorés. Cerise sur un gâteau déjà passablement indigeste, Éric Zemmour rappelle que le regard de Simone Veil sur Vichy « ne se fondait pas dans la doxa imposée par l’historien Robert Paxton. Elle avait écrit dans ses mémoires des phrases très éloignées de l’accusation unilatérale qui avait été dictée par la novlangue contemporaine et n’oubliait pas le havre de paix qu’avait représenté la zone libre pour les juifs persécutés. »* Si Simone Veil salua effectivement l’existence d’une zone libre grâce à laquelle beaucoup “ont échappé à la déportation”, elle ajouta toutefois : « Jamais, jamais on ne pourra passer l’éponge sur la responsabilité des dirigeants de Vichy qui ont prêté main forte à la solution finale en apportant aux Allemands la collaboration de la police française et de la milice notamment à Paris. »** Si des Juifs ont été sauvés, ils le furent non pas par Pétain mais par des Français au « comportement exemplaire » et par « toutes sortes de réseaux ». À bon entendeur …
Pétri de l’orgueil de savoir mieux que ses interlocuteurs eux-mêmes ce qu’ils pensent, Éric Zemmour tend à faire des personnages qu’il évoque les réceptacles de ses propres certitudes et obsessions idéologiques en leur attribuant des propos parcellaires voire déformés. S’il se décide enfin à devenir homme politique à plein temps, nous verrons alors s’il est taillé pour la lutte des gladiateurs ou s’il s’en tient à l’histrionisme des ludi scaenici.
Journaliste de presse, Éloïse Lenesley a notamment écrit pour les sites du Figaro, de Causeur, d’Atlantico, du HuffPost et de Contrepoints.
* Les citations d’Éric Zemmour sont extraites de son livre La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré), chapitre « L’adieu à Simone ».
** Les citations de Simone Veil sont extraites de son autobiographie Une vie (Stock), p.54, 73, 82, 84-85, 190, 193-196.