Quelques mots d’introduction, d’abord. Notre site n’a pas été tendre avec Jean-Luc Mélenchon comme le montrent les publications sous son libellé, qui ont été sans doutes en nombre insuffisant. Nous nous sommes engagés en priorité contre la menace de l’extrême-droite, qui est bien réelle – et rien ne dit que Marine Le Pen ne sera pas élue le 24 avril ; polarisés personnellement par la montée fulgurante et les outrances d’Eric Zemmour, j’ai sans doutes été trop impressionné par le « bluff » de ce dernier, et je n’avais vraiment pas prévu son minable 7% au final. Mais il y avait de bonnes raisons pour à la fois ne pas voir décoller la « comète Mélenchon », et pour ne pas s’en inquiéter. Résumons les :
1. Longtemps « scotché » à moins de 12%, il a gagné quelques 10 points dans son sprint final, et cela en deux étapes entre le 15 mars et le 10 avril. Mais dans les tout derniers sondages deux jours avant le vote, il était encore à 17% ! Le phénomène a donc été trop rapide pour être analysé en temps réel.
2. On aurait pu cependant le pressentir, car il était comme Marine Le Pen en phase dynamique. Et cela en répétant sa performance de 2017, où après un « croisement des courbes » avec son principal compétiteur à Gauche – à l’époque Benoît Hamon -, il était arrivé à finir aux environs de 20%.
3. Autre raison alors de ne pas se préoccuper de Jean-Luc Mélenchon, la mauvaise image qu’il avait dans l’ensemble de l’opinion publique, étant le moins apprécié parmi les candidats, juste avant Eric Zemmour – voir illustration à la suite, tirée d’une enquête de la Fondation Jean Jaurès publiée au mois d’octobre .
Mais c’était aussi se projeter sur les motivations des autres électeurs : curieux des affaires politique, je me suis construit une grille de lecture sans doutes totalement différente d’une large partie de celle de l’électorat du leader des « Insoumis ».
4. Dernière raison, enfin, les projections de deuxième tour. L’ensemble des sondages ont régulièrement indiqué que Jean-Luc Mélenchon serait facilement battu par Emmanuel Macron. Il n’y avait donc pas de menace tangible qu’il prenne le pouvoir, d’où notre désintérêt.
Comment donc la « tortue sagace » pour reprendre le surnom qu’il s’était choisi, a-t-elle été très près de passer par un « trou de souris » – encore une de ses expressions ? Il lui a manqué 500.000 voix pour être qualifié pour le deuxième tour, soit moins même qu’il y a cinq ans. Une étude très fouillée de ce qui s’est passé, en comparant ce que disaient les sondages le 8 avril et ce qu’on a eu en sortie des urnes, a été publiée dans un article passionnant du site Datapolitics. Commençons par l’illustration suivante, en rappelant que les scores théoriques donnés par ce site résultent d’une agrégation des résultats de tous les sondages.
On constate que l’ordre d’arrivée annoncé est bien celui qu’on attendait. Emmanuel Macron a amélioré de moins d’un point et demi le score moyen des derniers sondages, Marine Le Pen a obtenu exactement le score prévu. Et en gros, les sondeurs ne se sont pas tellement trompés sauf concernant Jean-Luc Mélenchon et Valérie Pécresse : le premier a fait environ 5 points de mieux et la seconde quasiment 4 points de moins. Mais l’explication du « vote utile » n’explique pas la très bonne performance de l’un et le score d’Emmanuel Macron. Le premier a certes poursuivi son siphonnage des voix des partis de gauche concurrents – Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo – mais les voix effectivement prises ne suffisent pas à expliquer le bond de Mélenchon. De même, les 4% perdus par Pécresse ne sont pas toutes allées chez Macron, alors qu’on savait les deux électorats les plus semblables : il y a donc eu des apports inattendus pour l’un, et une déperdition pour l’autre.
Que s’est-il passé ? Clairement, des gens qui avaient prévu de s’abstenir ont afflué pour voter Mélenchon – cela s’est vu en particulier en région parisienne, où il a fait très beau et où les bureaux de vote fermaient plus tard sur Paris. En sens inverse, des électeurs de Valérie Pécresse ne sont venus, certains de sa défaite et ne voulant voter ni pour Macron, ni pour Zemmour, ni pour Le Pen. Comment expliquer alors la mobilisation pour le candidat de « l’Union populaire » ? Pour beaucoup, sans doutes, par l’envie de tout faire pour que la Gauche soit présente au deuxième tour, alors qu’elle en avait déjà été exclue en 2017. Et pour ceux-là, probablement sans souscrire à tous les éléments de son programme, notoirement utopistes en matière économique, ou inquiétants en matière diplomatique. C’est d’ailleurs bien le défi de l’opposition de Gauche alors que les « Insoumis », si faiblement présents en termes d’élus, peuvent prétendre maintenant que c’est leur radicalité qui a triomphé : rudes perspectives pour les législatives dans quelques semaines !
Mais au-delà de ce « vote calcul », il y a eu aussi des millions d’électeurs ayant exprimé une adhésion à la fois au candidat et à son programme. Le vote Mélenchon a dominé dans la jeunesse, alors qu’on la disait majoritairement acquise à l’extrême-droite. Il a concerné beaucoup de personnes éduquées et vivant dans les régions les plus prospères en termes d’économie et d’emploi, comme l’Île de France. Ceci s’explique, qu’on l’apprécie ou pas par les qualités hors pair d’orateur du candidat, et par la réelle mobilisation de ses militants qui n’existe plus, par exemple, au Parti Socialiste qui a obtenu moins de votes que Jean Lassalle. Et aussi par le fait que les Mélenchonistes ont effectivement travaillé, rédigeant un épais programme traitant de tous les sujets et qui a donné une impression de grand sérieux : le P.S n’avait guère produit de réflexions, et le PCF pas vraiment plus.
Reste enfin une dernière explication, celle-là non « politiquement correcte » mais qui est révélée par un sondage de l’IFOP repris par le journal « Le Croix ». En voici un extrait :
« Les Français sans religion ont davantage voté à gauche, près d’un sur trois se reportant sur Jean-Luc Mélenchon (30%) malgré des scores assez proches du niveau national pour Emmanuel Macron (26% contre 27,5% sur l’ensemble des Français) et Marine Le Pen (20% contre 23,3%). Les électeurs musulmans ont majoritairement voté pour Jean-Luc Mélenchon (69% d’entre eux) tandis que les protestants ont été les plus nombreux à privilégier Emmanuel Macron (36%). »
Ce « vote musulman » recoupe parfaitement celui relevé au niveau régional, cette population vivant surtout dans les grandes agglomérations et en particulier en région parisienne. Comment l’expliquer ? Ecartons les explications fumeuses sur « l’islamo-gauchisme », néologisme popularisée par l’extrême-droite et qui suppose une synthèse improbable entre des idéologies bien différentes. Certes, pour certains militants d’extrême-gauche il y a la croyance que les musulmans sont le « nouveau prolétariat », avec une dimension géopolitique les présentant comme les victimes systématiques de « l’impérialisme ».
Sans employer des termes péjoratifs, il y aussi une réalité sociologique : population plus pauvre que la moyenne nationale, très souvent ouvriers, manutentionnaires ou petits employés, les musulmans peuvent être logiquement séduits par le discours d’une Gauche radicale. Mélenchon, quant à lui, a pu séduire un électorat souvent abstentionniste en donnant des gages forts et répétés, aussi bien au militantisme pro palestinien qu’à la nébuleuse « indigéniste », le meilleur exemple étant sa députée Danièle Obono. Il a très souvent manifesté sa solidarité avec les musulmans, ce qui était louable face à l’offensive raciste de l’extrême-droite et des « identitaires » ; une posture défendable, mais qui devenait insupportable lors qu’il faisait une confusion entre islam et islamisme, et refusait toutes les mesures sécuritaires prises par le gouvernement. Tout ceci a justement inquiété en miroir les Français juifs, comme rappelé ici dans un article.
Mais parmi les 70% de musulmans ayant voté Jean-Luc Mélenchon, il y en avait aussi beaucoup qui ont réagi en réaction aux discours incendiaires d’Eric Zemmour, qui pendant six mois les a vilipendés, montrés du doigt, réunissant des foules à ses meeting avec un seul problème et un seul ennemi identifié. Beau résultat ! L’extrême-droite raciste a peut-être permis à la Gauche radicale de devenir les troisième parti de France, et il faudra vivre avec.