Un siècle de Goncourt multicolore

Il faut l’avouer, l’annonce que le prix Goncourt était attribué cette année à Mohamed Mbougar Sarr (pour son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes, éditions Philippe Rey, 2021) a suscité pas mal de jubilation ici à l’idée que cette reconnaissance d’un écrivain francophone africain ne ferait aucun plaisir aux grincheux qui ne conçoivent la culture française que blanche, catholique et surtout pas avec un prénom comme Mohamed !

Couverture du roman de Mohamed Mbougar Sarr, "La plus secrète mémoire des hommes", chez Philippe Rey éditeur

Ironie supplémentaire, on célèbre cette année le 100e anniversaire du premier prix Goncourt attribué à un écrivain noir : l’Antillais René Maran, qui signait en 1921, avec Batouala, un roman inspiré par son expérience de fonctionnaire colonial (Albin Michel a eu la bonne idée de le rééditer cette année). Une partie de l’intelligentsia parisienne s’alarma ou ironisa, à l’époque : donner le plus haut prix littéraire français à un roman « africain », dont tous les personnages sont des « indigènes », quelle idée ! Où allait la culture française, etc. On aurait peut-être mieux fait de se demander : d’où elle venait ?

Couverture du roman de René Maran, "Batouala", chez Albin Michel

Car dès le début, le Goncourt n’a jamais été étroitement hexagonal, franco-français. Et ce n’est pas le moindre paradoxe, s’agissant d’un prix fondé par des réactionnaires notoires comme les frères Goncourt : misogynes, antisémites, opposés à la modernité… Certains des membres fondateurs de l’Académie Goncourt ne l’étaient pas moins (tel l’antidreyfusard Léon Hennique, ou Alphonse Daudet, dont on a oublié son soutien à l’antisémite Drumont). Mais ils avaient le culte de la littérature pour elle-même, qu’importe les qualités de l’auteur.

C’est ainsi que le premier lauréat du prix est un franco-américain, né à San Francisco (John-Antoine Nau, 1903). Un peu plus tard, en 1909, ce sont deux frères nés à la Réunion, et qui écrivent sous le pseudonyme Marius-Ary Leblond. Leur roman, En France, traite des difficultés de jeunes créoles venus étudier en métropole. En 1919, Marcel Proust qui reçoit le prix pour À l’ombre des jeunes filles en fleur, grâce à la voix de Léon Daudet, de l’Action Française, dont l’antisémitisme n’allait pas jusqu’à l’aveugler sur les mérites de l’écrivain.

Après guerre, le prix suit l’évolution de la société : première femme lauréate en 1944 (Elsa Triolet) ; ouverture à la francophonie avec des auteurs de nationalité ou d’origine belge (Francis Valder, 1958) roumaine (Vintila Horia, 1960), polonaise (Anna Langfus, 1962), suisse (Jacques Chessex, 1973), canadienne (Antonine Maillet, 1979), marocaine (Tahar Ben Jelloun, 1987), libanaise (Amin Maalouf, 1993), russe (Andreï Makine, 1995), afghane (Atiq Rahimi, 2008)… Et on pourrait citer encore Patrick Chamoiseau (1992), martiniquais, co-auteur d’Eloge de la créolité avec Raphaël Confiant et Jean Bernabé ; Jonathan Littell (2006), américain au moment du prix ; et puis Marie Ndiaye (2009), Leïla Slimani (2016)…

Le plus prestigieux des prix littéraires français est donc, a toujours été, ouvert sur le monde, récompensant des auteurs non parce qu’ils collent à une idée particulière de la culture française, mais parce que leur œuvre viendra augmenter le champ de cette culture. C’est bien ainsi d’ailleurs que l’entend le lauréat de cette année, Mohamed Mbougar Sarr : interrogé sur ce qu’il ressentait, il a répondu qu’il saluait le « geste littéraire » du jury et souhaitait qu’on n’oublie pas qu’« il y a un livre à la base de tout cela ».

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