Comment Marine Le Pen se prépare au pouvoir.

Le parti n’a pas les yeux rivés sur la contestation, mais sur la présidence.

 

C’est un rituel annuel en France pour les politiciens de faire un discours pour la nouvelle année. Il fut un temps où Marine Le Pen, la dirigeante du Rassemblement national (RN, anciennement Front national), le faisait depuis l’arrière-boutique d’un immeuble de Nanterre, dans la morne banlieue de Paris. À l’époque, le parti qu’elle a repris en 2011 de son père, Jean-Marie, s’occupait davantage de protestations à petit budget et de provocations marginales que de prise de pouvoir.

En janvier dernier, c’est à Jordan Bardella, son protégé de 28 ans, désormais président du RN, qu’elle a confié la tâche, sous les yeux de la députée depuis le premier rang. En costume-cravate, il s’est exprimé dans un grand salon de l’avenue Hoche à Paris, à deux pas des Champs-Élysées. Le symbole est puissant. Le déplacement de la périphérie de la capitale vers le cœur de l’élite parisienne résume une stratégie : le RN se prépare au pouvoir.

Mme Le Pen n’est pas étrangère aux élections nationales. Depuis qu’elle a pris la tête de ce qui était alors un parti d’extrême droite, cofondé en 1972 par un ancien membre de la Waffen SS et nostalgique de l’Algérie française, elle l’a transformé en un parti nationaliste et populiste.

Elle s’est présentée à trois élections présidentielles et a atteint le second tour dans deux cas. À chaque fois, elle a perdu face à l’actuel président, Emmanuel Macron. Mais son score final a bondi : de 34 % en 2017 à 41 % en 2022. En 2027, M. Macron ne pourra pas se présenter pour un troisième mandat consécutif. Certains sondages suggèrent – bien que prématurément – que Mme Le Pen pourrait cette fois-ci arracher une victoire.

Le RN passe à la vitesse supérieure. Lors de réunions discrètes dans les arrière-salles de Paris, les responsables du parti et les députés élus recueillent des informations sur tous les sujets, du risque de marché à la politique énergétique. Des conseillers, selon l’un d’entre eux, travaillent sur une poignée de projets de loi qui seraient prêts à être soumis au Parlement, ainsi que sur un programme pour ses 100 premiers jours. Un projet de politique économique de 60 pages a été remis à Mme Le Pen en février, rédigé par Jean-Philippe Tanguy, jeune député RN et diplômé d’une école de commerce. Chaque mois, un groupe secret de hauts fonctionnaires sympathisants, souvent retraités mais parfois jeunes, rencontre Mme Le Pen pour lui prodiguer des conseils.

Ce travail consiste en partie à rechercher des talents technocratiques dans un parti qui en manque depuis longtemps. Le RN vient de recruter un ancien fonctionnaire européen de premier plan : Fabrice Leggeri, l’ancien chef intransigeant de Frontex, l’organisme de contrôle des frontières de l’UE. Diplômé de l’École nationale d’administration, il a rejoint la campagne pour les élections européennes de juin, que M. Bardella lancera le 3 mars.

L’action du RN s’inscrit également dans le cadre d’une offensive de charme à l’égard de l’establishment parisien. Il ne s’agit pas tant d’un effort pour obtenir un soutien, peu probable dans une ville qui a voté massivement pour M. Macron. Il s’agit plutôt d’une tentative de neutraliser l’opinion influente. Dans les cercles étroits de l’élite de la capitale, le RN espère persuader certaines personnalités de cesser de semer l’inquiétude sur ce que la victoire du parti pourrait signifier.

Certaines portes s’ouvrent déjà. M. Bardella a été invité en novembre à débattre avec des étudiants d’HEC, une grande école de commerce. Ses collaborateurs tentent, avec difficulté, d’organiser des réunions pour lui et sa patronne avec des chefs d’entreprise du CAC 40. À la fin de l’année dernière, Mme Le Pen a déjeuné publiquement avec un ancien patron d’EDF, l’entreprise publique de distribution d’électricité, dans un restaurant chic de Paris.
Pour un parti qui se présente comme le champion du peuple, de tels efforts sont nécessairement délicats. En 2022, Mme Le Pen s’est insurgée contre le “mondialiste” M. Macron, qui “asservit l’humanité à la logique économique et comptable”. Pourtant, le RN courtise désormais des électeurs plus éduqués. En 2022, seuls 26 % des titulaires d’un diplôme universitaire ont voté pour Mme Le Pen au second tour.

Aujourd’hui, le mot d’ordre est de rassurer. Sur le plan politique, Mme Le Pen a renoncé au “Frexit”, la sortie de l’Union européenne ou de l’euro, qui inquiétait les électeurs, tout en conservant ses principales revendications nationalistes.

(NDLT :  non elle n’a pas renoncé au Frexit, a juste cessé d’employer le mot suite au désastre du Brexit mais c’était inscrit en filigrane dans son programme de 2022 . Je l’avais décrypté en Avril 2022).

Le programme de Le Pen passé au crible : perte de droits et régression (avec liens)

Sur le plan stylistique, le RN d’aujourd’hui a été débarrassé de ses éléments les plus voyous et de sa rhétorique antisémite. Les 87 députés de Mme Le Pen siègent au Parlement, en costume, et deux d’entre eux président périodiquement les séances. Après avoir rebaptisé le parti, évincé son père et abandonné son conservatisme fondé sur les valeurs familiales, Mme Le Pen a mis en place une nouvelle génération de fidèles. La tranche d’âge la plus importante parmi les députés RN est désormais celle des 30-39 ans. Pour la première fois depuis 40 ans, un sondage réalisé en décembre a montré qu’une majorité de Français (45 %) ne considère plus le parti comme un “danger pour la démocratie”.

La question de savoir jusqu’à quel point le RN s’est débarrassé de ses instincts passés et a acquis les compétences nécessaires pour gouverner se pose différemment. Mme Le Pen n’est certainement pas encore invitée dans les clubs et les débats fréquentés par l’élite parisienne. Son orbite est toujours occupée par des personnes qui lui sont étrangères. Elle est une admiratrice de l’homme fort de la Hongrie, Viktor Orban, et le RN siège au Parlement européen avec l’AfD, parti d’extrême droite allemand. Une banque russe liée au Kremlin a financé certaines de ses campagnes électorales précédentes. Aujourd’hui encore, le RN s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou à l’UE.

La difficulté pour les politiciens centristes, cependant, est que la normalisation du RN est allée suffisamment loin pour désamorcer certaines de leurs tactiques habituelles à son encontre. Le fait d’adopter un point de vue moral ou de semer la panique n’a plus d’effet sur de nombreux électeurs.

Les plus jeunes, qui se souviennent à peine de son père, voient en M. Bardella un politicien comme les autres ; un clip épinglé sur son compte TikTok compte 8,5 millions de vues. En Italie, la relative modération de Giorgia Meloni, la première ministre, dont le parti a des racines dans le néo-fascisme d’après-guerre, affaiblit également les arguments en faveur de la panique. “La peur de l’opinion publique est surestimée”, déclare Dominique Reynié, directeur de Fondapol, un groupe de réflexion. “Les gens pensent que Le Pen est quelqu’un comme eux.

En prévision des élections européennes de juin, M. Macron a nommé un contrepoint à M. Bardella au poste de premier ministre : Gabriel Attal, 34 ans. Les deux hommes, qui ont six ans d’écart et qui font preuve d’une aisance peu commune dans les débats, se sont déjà affrontés dans les studios de télévision.

D’ores et déjà, M. Attal est bien plus populaire que son patron, avec un taux d’approbation de 53 %, soit 17 points de plus que celui de M. Macron. Mais son arrivée n’a pas encore entamé l’avance écrasante de dix points dont jouit le RN sur le groupe Renaissance de M. Macron dans les sondages pour l’élection européenne.

Plus gênant encore, la tentative de M. Macron de suivre l’électorat vers la droite sur la question de l’immigration a fini par aider le RN. Dans une embuscade tactique, le RN a soutenu de manière inattendue son récent projet de loi sur l’immigration, mettant le gouvernement dans l’embarras et permettant à Mme Le Pen de revendiquer une “victoire idéologique”.
Trouver un moyen de résister au nationalisme-populisme est un défi pour tous les centristes d’Europe. L’argumentation rationnelle est un outil fragile contre ses certitudes simplistes. En 2017, lors d’un débat présidentiel, M. Macron a fameusement dénoncé l’inaptitude de Mme Le Pen à gouverner, lorsqu’elle a confondu deux grandes entreprises françaises et n’a pas réussi à expliquer son insondable politique monétaire. Plus son parti fera ses devoirs, plus cet argument sera difficile à faire valoir. “Nos adversaires sous-estiment le RN”, déclare M. Tanguy. “Ils ne se rendent pas compte que nous sommes prêts”. ■

Traduction : Murielle STENTZEL

https://www.economist.com/europe/2024/02/25/how-marine-le-pen-is-preparing-for-power