“Les conclusions historiques de Zemmour sont fausses, contradictoires ou dépassées”, par Anne-Sophie Letac


Tribune

Dans une tribune, Anne-Sophie Letac, professeur de géopolitique en classes préparatoires aux grandes écoles, analyse le rapport de l’ex-éditorialiste à l’Histoire.

Dans toute fête de mariage bourgeoise, il y a un oncle militaire, souvent veuf, placé autoritairement à votre table, dont le hobby est l’histoire de France et parfois même, pour votre malheur, du monde. Incollable sur la supériorité du char B1 bis français sur le Panzer III en 1940, il se croit autorisé à vous faire longuement part de sa vision du monde global. La perspective qu’il devienne président de la République est peu probable, mais brusquement, un doute vous assaille : une supposition qu’il prenne le pouvoir ? À cette idée, vous frissonnez d’épouvante. Ce n’est plus la ronde des fromages et la farandole des desserts qui seront gâchés, mais cinq ans de votre vie.

De fait, la candidature d’Éric Zemmour menace notre fromage et notre dessert. Il est certes impossible que Monsieur Z ait des connaissances militaires, si l’on s’en tient aux questions naïves qu’il pose au stand PGM du salon Milipol et à sa manière de manipuler le nouveau fusil d’assaut du RAID. L’ignorance de l’illustre visiteur, sa grosse blague à l’arme lourde tournée contre des journalistes lui vaudrait d’ailleurs d’être mis aux arrêts dans toute caserne qui se respecte. À part cette inculture militaire, l’ambition du « grand récit » d’Éric Zemmour emprunte dangereusement à celle d’un vieil oncle féru d’histoire et séduit une part non négligeable de l’électorat français, probablement ivre mort comme dans tout mariage qui se respecte.

Zemmour historien ?

Une bonne part de cet électorat, notoirement cultivé, abonné aux théâtres et concerts, se récrie de soulagement à la lecture transversale des œuvres du nouveau grand homme. Enfin ! Quelqu’un dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas puisque le plafond de la démocratie libérale pèse encore comme un couvercle importun. L’ex-chroniqueur fait usage de l’histoire comme de fiches de synthèse de prep’ENA ? Formidable, les fiches, c’est ce qu’Agathe/Augustin fait en ce moment à Sciences Po. Les conclusions historiques de l’ex-éditorialiste sont fausses, contradictoires, ou dépassées par l’historiographie dynamique des trente dernières années ? Pas grave, tout le monde fait dans l’utilitaire de nos jours. Le vernis culturel et l’histoire à la louche suffisent à éblouir le chaland, à confondre un Zemmour qui lit beaucoup avec un savant. Le récit du futur grand homme fait bon marché d’une réalité débattue par les historiens du monde entier ? On s’en fout, il gagne bien plus d’argent et braille plus fort qu’un looser du CNRS.

Les feux du culot sont assez aveuglants pour produire des files d’attente devant la table sur laquelle notre héros paraphe ses œuvres ? Peu importe, il met de l’ordre dans le chaos, fait entrevoir une France rêvée, imagée comme celle du Tour de France par deux enfants, les provinces perdues en violet sur le planisphère du fond de la classe, l’Empire colonial en rose, la leçon de morale quotidienne, l’encrier qui tache les doigts et la blouse. En filigrane, un bon vieillard aux yeux clairs, chargé d’ans et de gloire, sauveur de la France, auquel l’écolier chantait naguère un hymne matinal. L’écrivain à sensation est persuadé de réincarner à la fois Napoléon et de Gaulle ? Ces figures sont peu étudiées en classe, et Zemmour a au moins le mérite de les remettre à l’honneur, de recréer la geste des héros français.

« Non, tout le monde ne peut pas donner son avis sur la physique nucléaire ou la science des matériaux, pas plus qu’un journaliste passionné d’histoire ne peut s’autoproclamer historien. »

Pourtant, il n’y a pas de quoi rêver. Le « salon du jouet » de Monsieur Zemmour, selon l’expression de Rachida Dati, ce n’est pas Milipol, mais bien l’Histoire elle-même, avec une grande hache, selon l’expression de Georges Perec. C’est l’Histoire dont Monsieur Z s’empare comme un gosse en culottes courtes, avec ses petits soldats à peindre et ses maquettes à assembler en tirant la langue. C’est l’Histoire de l’élève appliqué qui a feuilleté des pages en perdant des morceaux. C’est la dissertation en marge de laquelle un professeur de prépa mentionnerait « lourd, inexact, impressionniste ».

C’est l’Histoire mâchée, ruminée, l’herméneutique du pauvre proposée à un pays déculturé et de plus en plus ignorant. C’est l’Histoire tolérée par les médias en continu, une histoire rapide et pas compliquée, flirtant volontiers avec l’uchronie postapocalyptique, mêlant Les Décombres de Lucien Rebatet et un zeste de Philip K. Dick. C’est la figure grossière de l’intello de comptoir qui triomphe, celui qui dit tout fort ce que la démocratie occidentale a mis tant de temps à contenir, celui qui se glorifie de vomir ce que la civilisation nous force à ravaler, celui qui, déroulant un récit de ruines achetable et séduisant pour une aurore bollorée, ruine le récit en s’appropriant la discipline historique comme il culbuterait Jeanneton dans la chanson paillarde.

Il importe donc de rappeler qu’un récit historique n’est pas là pour faire le buzz, que l’Histoire n’est ni un fact-checking permanent ni un hobby de retraité désœuvré, mais une science qu’il faut interdire de laisser violer comme une villageoise par des grognards de Napoléon. Qu’une vision politique fondée sur un élan et un enthousiasme plus que sur un programme, comme le justifie le futur candidat, devrait susciter la méfiance dans un pays qui connaît sa propre histoire. Qu’une nouvelle Belle Époque vantée par un personnage grimé en figure des années 30 devrait sembler suspecte.

Il importe de rappeler que non, tout le monde ne peut pas donner son avis sur la physique nucléaire ou la science des matériaux, pas plus qu’un journaliste passionné d’histoire ne peut s’autoproclamer historien. Le fait que l’Histoire ne soit pas une science exacte n’autorise personne à lui substituer des brèves de café du commerce. Selon une citation de Charles Péguy devenue un lieu commun « il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».

Telle sœur Anne dans Barbe Bleue, je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, et j’attends avec inquiétude les renforts tardifs de la critique intellectuelle et des lumières de l’Instruction.

Anne-Sophie Letac

Marianne, le 10/11/2021

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