« L’Internationale réactionnaire : quand Budapest et Washington dansent le même tango » de Rudy DEMOTTE.

« L’Internationale réactionnaire : quand Budapest et Washington dansent le même tango »
Le bal des conservateurs transatlantiques.
Oubliez le rêve d’un axe transatlantique fondé sur le libre-échange, le multilatéralisme souriant ou le romantisme des films hollywoodiens. Tout cela sent la naphtaline des traités d’antan. Aujourd’hui, ce qui prévaut, c’est une géopolitique du poing sur la table, une diplomatie testostéronée, remplacée par une vision identitaire, autoritaire, viriliste- et fière de l’être. Et dans ce théâtre d’ombres post-idéologique, la Hongrie de Viktor Orbán devient le modèle exportable de ce qu’on pourrait appeler, au choix, le cynisme éclairé ou la démocratie à l’envers.
Au cœur de cette danse macabre des idées, deux institutions mènent la chorégraphie avec une synchronisation qui ferait pâlir Béjart : le Danube Institute à Budapest et la Heritage Foundation à Washington. J’ai déjà consacré plusieurs billets à cette dernière – et pour cause : c’est la centrale nucléaire du conservatisme américain, où l’on enrichit l’uranium idéologique à coup de fiches, de fichages et de fantasmes réactionnaires. C’est ici qu’on façonne les offensives contre tout ce qui dépasse la pensée unique : le pluralisme, les contre-pouvoirs, et plus largement, l’idée même que l’intelligence collective puisse exister en dehors de la prière et du fusil.
Le Danube Institute, financé comme il se doit par le contribuable hongrois (qu’il remercie avec une pédagogie toute spartiate), joue le rôle de tête de pont continentale de cette Internationale réactionnaire. Son directeur, István Kiss, ancien éminence grise d’Orbán, promène sa silhouette entre Budapest et Palm Beach, comme on transporte un Graal de la contre-révolution. Il fut d’ailleurs invité à la grande messe électorale de Trump en 2024 – champagne magyar à la main, discours sur « l’âme perdue de l’Occident » à la bouche.
De l’autre côté de l’Atlantique, la Heritage Foundation – oui, toujours elle ! – déroule avec un calme d’automate son plan méthodique de reconquête. Le Project 2025, c’est un peu le manuel d’instruction de l’État autoritaire du futur : recentralisation, épuration administrative, déconstruction systématique de tout ce qui respire encore un peu. Un programme de purification conceptuelle, qui ferait sourire Machiavel s’il n’en pleurait pas.
Et comme toute croisade a besoin d’un clergé, les savoirs doivent être rééduqués. L’université, ce repaire de traîtres en toges, est donc désignée comme cible prioritaire. En Hongrie, la Central European University (CEU), fondée par George Soros, a été chassée comme un maléfice cosmopolite, accusée de tous les maux : trop ouverte, trop critique, trop juive, trop tout. Le prétexte ? Administratif, bien sûr. Le fond ? Un antisémitisme diffus, gluant, mais jamais assumé.
Aux États-Unis, la Heritage Foundation, que je connais trop bien, propose une thérapie de choc : supprimer purement et simplement les financements aux universités qui n’alignent pas leur syllabus sur les Évangiles de Saint Donald. Ce n’est pas une convergence idéologique, c’est une symphonie : un projet global d’extinction programmée du doute, du débat, de la pensée.
La CPAC Hungary, véritable vitrine du nouveau catéchisme, fait office de chapelle transnationale. Matt Schlapp y serre les mains de Balázs Orbán (aucun lien, sauf celui du pouvoir), pendant que les orateurs débitent, en boucle, le chapelet néo-conservateur : déclin de l’Occident, grande inversion, civilisation chrétienne en péril – l’apocalypse version PowerPoint.
Et comme tout culte a ses anciens, Steve Bannon y fait son apparition. Dès 2018, il avait adoubé Viktor Orbán comme « Trump avant Trump » – compliment qui, dans certains cercles, passe pour une bénédiction. En 2024, il le retrouve à Washington, pour une réunion stratégique à l’ambassade hongroise. On imagine les regards entendus, les sourires en coin, et les plans de reconquête des âmes égarées dans l’universalisme.
Une constellation aux effluves rances, certes bien parfumée à l’encens de la « tradition », mais dont l’odeur idéologique évoque bien plus le Dark Enlightenment que l’héritage des Lumières – un éclairage tamisé, à peine suffisant pour dissimuler les velléités autoritaires.
Une stratégie bien huilée
Non, ce n’est pas un échange d’idées entre conservateurs bien mis. C’est un plan de conquête, documenté, calibré, professionnalisé. Une stratégie qui ne se cache même plus, puisqu’elle s’affiche fièrement en colloques et en rapports – avec diapos et petits fours.
Le Danube Institute, bras intellectuel du régime Orbán, a injecté plus de 1,6 million de dollars aux États-Unis pour influencer les débats. Pas mal pour un pays qui prétend être la dernière forteresse chrétienne contre la décadence occidentale. Son but ? « Restaurer les fondations de la civilisation chrétienne » – rien de moins. Ils auraient pu dire l’Empire, c’était plus clair.
La Heritage Foundation, que je décrypte depuis longtemps, applaudit ce modèle. Un pays membre de l’UE qui réussit à affaiblir les contre-pouvoirs, à contrôler la presse, à faire passer des lois liberticides tout en touchant des fonds européens ? C’est l’eldorado de l’illibéralisme intelligent.
Son président, Kevin Roberts, le dit sans rougir : « Nous formalisons le trumpisme. » Avec la rigueur d’un notaire, la foi d’un croisé, et l’enthousiasme d’un démolisseur.
L’échange est constant. En Hongrie, les lois ciblant les ONG financées par l’étranger – directement inspirées du modèle russe – servent à désigner les voix critiques comme agents de l’ennemi intérieur. Aux États-Unis, l’entourage de Trump recycle la même mécanique, en accusant ses opposants d’être manipulés par des intérêts étrangers, réels ou fantasmés.
C’est la même logique d’intimidation habillée en défense de la souveraineté. Les programmes éducatifs hongrois, lavés à l’eau bénite, se déclinent dans les écoles évangéliques du Texas. La CPAC fait office de laboratoire, avec stand de tir rhétorique à chaque coin de table.
J.D. Vance, actuel vice-président des États-Unis, bavarde avec Balázs Orbán comme on coordonne des campagnes. Marco Rubio, secrétaire d’État, joue les pompiers à Bruxelles pour éviter que Viktor Orbán ne fasse sauter les sanctions contre la Russie.
Et pour apaiser Budapest, Washington a levé ses sanctions contre Antal Rogán, le cardinal Richelieu local, soupçonné de corruption mais sanctifié par le Realpolitik.
Un geste symbolique, mais qui en dit long sur les alliances en coulisses.
Dans cette valse des conservateurs transatlantiques, un troisième danseur s’invite sur la piste : Vladimir Poutine, le tsar autoproclamé des valeurs traditionnelles. Si Donald Trump et Viktor Orbán jouent les premiers rôles dans cette opérette réactionnaire, Poutine en est le chef d’orchestre silencieux, orchestrant une symphonie dissonante de nationalisme, d’autoritarisme et de virilité politique.
Trump, en véritable maestro de l’ambiguïté, n’a jamais caché son admiration pour le président russe. Dès 2015, il saluait la “popularité” de Poutine en Russie, tout en critiquant la politique étrangère de Barack Obama, qu’il jugeait trop distante vis-à-vis de Moscou. Cette fascination pour le Kremlin s’est traduite par une volonté affichée de renforcer les liens avec la Russie, au mépris des alliances traditionnelles et des principes démocratiques. Même aujourd’hui, face aux provocations de Poutine, sur le refus du plan de paix en Ukraine, Trump glisse dans la même phrase « qu’il est totalement fou » mais qu’il a toujours eu une grande estime pour lui. Magnifique oxymore schizophrénique.
Orbán, quant à lui, voit en Poutine un modèle de gouvernance, un parangon de l’homme fort capable de tenir tête à l’Occident décadent. La Hongrie, sous sa houlette, s’est rapprochée de Moscou, multipliant les accords énergétiques et les déclarations d’amitié, tout en s’éloignant des valeurs européennes.
Ce triangle des Bermudes idéologique, affole les boussoles morales et engloutit les principes démocratiques. Tout cela, au profit d’une vision du monde où la force prime sur le droit. Où la « tradition » écrase le progrès. Où l’autorité supplante la liberté. Une alliance tacite, mais redoutablement efficace. Qui menace de faire chavirer le navire des Lumières dans les eaux troubles du conservatisme radical.
Et l’Europe dans tout ça ?
Elle observe. Elle proteste parfois. Mais le plus souvent, elle paie. Subventionne sans le vouloir une entreprise de démolition interne. Depuis 2004, la Hongrie a reçu plus de 83 milliards d’euros de fonds européens, soit quatre fois ce qu’elle a versé au budget commun. Un transfert colossal – infrastructure, éducation, développement rural – qui a aussi servi, malgré elle, à financer l’arsenal illibéral d’un régime qui récite Tocqueville à l’envers.
Faut-il bannir la Hongrie ? Non. Il faut soutenir les forces démocratiques de l’intérieur, dans un contexte verrouillé mais pas irrémédiable.
Car ce que construisent les think tanks hongrois et américains, c’est une Internationale réactionnaire assumée. Une organisation souple, agile, toxique, qui avance masquée quand c’est utile, et casquée quand c’est l’heure.
Et pendant que ces ingénieurs du passé redessinent l’avenir à leur image, le silence poli de la modération fait le lit du radicalisme. Ce n’est plus une bataille d’idées : c’est une opération politique globale. Et nous, héritiers des Lumières, de l’humanisme, de la rationalité éclairée, n’avons plus le luxe de détourner le regard. Ni celui de parler à voix basse.
Ce billet inaugure une série consacrée aux connexions entre les mouvements réactionnaires d’ultra-droite, proto-fascistes et national-populistes en Europe et aux États-Unis. Le prochain volet portera sur l’Italie et ses passerelles multiples avec cette nébuleuse.
1er article d’une série sur l’extrême droite internationale (par Rudy Demotte politicien Belge).
Rudy Demotte
Former Minister-President of the French Community of Belgium
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