Meloni ou l’art de porter le Prada tout en déroulant le catéchisme réactionnaire, by Rudy DEMOTTE.

L’Internationale réactionnaire (II) :
Meloni ou l’art de porter le Prada tout en déroulant le catéchisme réactionnaire.
Rome-Washington, les liaisons dangereuses. Le bal masqué des croisés transatlantiques.
Il fut un temps – pas si lointain – où l’Italie faisait rêver l’Europe. Un temps où l’on y lisait Gramsci en mangeant des glaces à la pistache, où l’on célébrait Pasolini comme prophète, et où le fascisme n’était plus qu’un spectre dont on croyait avoir conjuré les sortilèges. Mais voilà qu’en 2025, le vieux pays des humanistes se mue en vitrine chic du conservatisme post-libéral. Fini les débats sur la laïcité ou les droits sociaux, place à une croisade identitaire en tailleur bleu marine, menée tambour battant par Giorgia Meloni.
Centro Studi Machiavelli : un laboratoire en robe noire.
Derrière cette reconquête, un cerveau collectif : le Centro Studi Machiavelli. Créé en 2017, il ne doit son nom à l’illustre florentin que par ironie cynique : ici, point de subtilité politique, mais un programme clair comme de l’eau bénite. Rétablir l’ordre moral, glorifier les racines chrétiennes, museler les minorités et repeindre l’histoire aux couleurs du drapeau. Le tout, servi sur lit de powerpoint pseudo-académique et parfumé à la naphtaline.
Ce think tank, piloté notamment par Guglielmo Picchi, ex-Ligue reconverti en prêcheur d’orthodoxie nationale, dicte désormais la ligne idéologique de Fratelli d’Italia. Et ce n’est pas anecdotique : son influence s’étend jusqu’au ministère de l’Éducation, où Giuseppe Valditara, membre du comité scientifique de Machiavelli, s’emploie à revisiter les manuels scolaires avec la ferveur d’un inquisiteur numérique.
L’Axe du dogme : Florence-Washington via Heritage.
Mais ce théâtre florentin ne se joue pas en huis clos. La scène est mondiale, et le script coécrit avec Washington. Pas celui des Lumières ou de Roosevelt, non : celui de Donald Trump, revenu au pouvoir comme une mauvaise fièvre, et de ses comparses de la Heritage Foundation et de l’International Republican Institute. Ensemble, ils rédigent la charte d’un monde nouveau : moins de migrants, plus de prières ; moins de climat, plus de charbon ; moins d’Europe, plus d’Amérique. Et surtout : un même ennemi, l’égalité.
Les conférences entre Heritage et Machiavelli se succèdent comme des messes d’exorcisme. Le vocabulaire est codé : « souveraineté », « identité », « famille traditionnelle », « valeurs de l’Occident ». Ce qu’il faut entendre : frontières fermées, minorités invisibles, médias contrôlés. Le retour du vieux rêve autoritaire sous costume trois-pièces.
Giorgia Meloni : Madone des droites décomplexées.
Au centre du retable : Giorgia Meloni. Elle ne gouverne pas, elle opère. Elle récite les Évangiles néo-réactionnaires avec le calme glacial d’une gouvernante victorienne. Pour Trump, elle est la preuve vivante que l’Europe peut se redresser. À la CPAC, elle est acclamée comme une sainte patronne des nations en colère. On l’applaudit non pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle sous-entend : que la démocratie, quand elle cesse d’être docile, peut être réformée… à coups de croix latines et de tests ADN.
Sa proximité avec J.D. Vance, désormais vice-président des États-Unis et porte-voix de la droite chrétienne extrême, n’est pas un hasard. Tous deux parlent de la décadence de l’Occident comme on parle d’un cancer. Leur remède : une thérapie de choc identitaire. À cela s’ajoute une relation assidue avec Elon Musk – invité de marque à la grande messe annuelle de Fratelli d’Italia. Le génie du numérique converti en gourou techno-conservateur, qui voit dans l’Italie de Meloni un terrain de jeu pour ses algorithmes darwiniens.
Nazione Futura et l’ambiguïté stratégique de Meloni, ou l’art d’occuper le vide européen
Dans le grand ballet conservateur, il faut des solistes, mais aussi des écoles de danse. C’est là qu’intervient Nazione Futura, vitrine souriante et disciplinée de la jeunesse trumpiste à l’italienne. Dirigé par Francesco Giubilei, jeune éditeur passé maître dans l’art de rééditer les vieux auteurs en leur mettant une jaquette neuve, ce think tank est tout sauf anodin. Il forme les cadres, repeint les slogans, distribue les éléments de langage et s’érige en organe d’éducation politique, avec l’ambition d’écrire les manuels du XXIe siècle réactionnaire.
Le tout dans une ambiance feutrée, sans cris ni bottes, mais avec l’efficacité méthodique d’un organisme bien financé et parfaitement interconnecté. Nazione Futura, c’est un peu comme Sciences Po croisé avec Fox News, le tout saupoudré de catéchèse patriote.
Des alliances bien huilées : quand Rome parle le langage de Washington.
On aurait tort de croire que cette reconquête idéologique se fait en vase clos. Les connexions sont nombreuses, et surtout transatlantiques. Nazione Futura est en dialogue permanent avec les structures jumelles des États-Unis : Americans for Tax Reform, Turning Point USA, et toute la nébuleuse trumpiste qui prêche l’apocalypse culturelle à chaque coin de campus.
On échange des idées comme on échange des monnaies : vite, sans contrôle, dans le même écosystème algorithmique. Les jeunes cadres lisent les pamphlets de Tucker Carlson, traduisent Ben Shapiro, partagent les vidéos d’exorcisme anti-woke comme d’autres diffusaient jadis les appels de la Résistance. L’idéologie circule mieux que le gaz russe, et elle pollue plus profondément.
Foi, famille, frontières : les trois piliers d’un avenir verrouillé.
Ce n’est pas seulement un projet d’influence. C’est une entreprise de formatage. Dans les écoles, on réécrit l’histoire. Dans les bibliothèques, on retire les ouvrages « suspects ». Dans les médias publics, on promeut l’« équilibre », comprendre : une ligne droitière en costume trois-pièces. La tolérance devient relativisme. L’égalité devient tyrannie. La liberté devient menace.
L’ambiguïté stratégique de Meloni, ou l’art d’occuper le vide européen
Mais Meloni ne se contente pas de piloter la droite italienne. Elle se rêve aussi en diplomate continentale. Depuis le retour de Trump au pouvoir, elle s’est improvisée trait d’union entre une Union européenne en apnée et un président états-unien aussi imprévisible qu’impulsif. Elle tente de jouer les intermédiaires, de se glisser entre les crises, comme si l’Europe avait besoin d’un go-between en tailleur pour survivre à la foudre trumpienne.
Elle n’hésite pas à se poser en suppléante officieuse d’Ursula von der Leyen, sans mandat mais avec aplomb, comme si le fait d’être audible auprès des ultraconservateurs suffisait à représenter le continent. Sauf que Trump ne respecte que ceux qui lui obéissent, et que l’Europe ne parle pas d’une seule voix. Meloni occupe le vide, mais ne le comble pas. Elle l’habille de certitudes anciennes.
Et Bruxelles, encore une fois, s’excuse d’exister.
Pendant ce temps, l’Europe regarde. Sans trop de bruit. Avec une bienveillance gênée, presque embarrassée. Pourquoi tant de prudence ? Parce que Giorgia Meloni ne vocifère pas. Elle ne claque pas les portes, elle les ouvre avec le sourire. Elle ne brûle pas les traités, elle les signe. Elle parle le langage des institutions, celui qui rassure les chancelleries fatiguées.
Elle ne fait pas peur. Du moins, pas tout de suite. Parce qu’elle avance en tailleur cintré, en Prada. Parce que l’extrême droite, quand elle est bien habillée, bien élevée, et stratégiquement féminine, devient soudain acceptable. Présentable. Exportable.
Face à Viktor Orbán, on grimace. Face à Meloni, on s’incline — ou pire, on s’habitue. Parce qu’elle ruse. Parce qu’elle rassure. Parce qu’on préfère l’illusion de la stabilité à la clarté du combat.
Mais ce calcul est erroné. Car derrière la vitrine chic, c’est toujours la même marchandise idéologique. Meloni n’est pas une dissidente : elle est une stratège. Elle n’attaque pas l’Europe de l’extérieur. Elle l’habite, la polit, la neutralise. Elle offre à l’ordre réactionnaire un visage poli, un vernis libéral, un parfum d’élégance trompeuse.
Et pourtant, rien n’est inéluctable. L’Histoire ne se fait pas avec des talons de 7 cm et des sourires en conférence de presse. L’Histoire se retourne, parfois brutalement, souvent par surprise, toujours par les marges. Il suffit d’un sursaut. D’un refus. D’un mot qui claque un peu plus fort que son Prada.
Alors que Meloni s’installe dans les salons feutrés de l’ordre moral, peut-être est-il temps de faire claquer les portes. Avec panache, avec insolence -et avec mémoire.
Ce texte est la deuxieme partie d’une série consacrée aux connexions entre les mouvements ultra-conservateurs, proto-fascistes et national-populistes en Europe et aux États-Unis. Le prochain épisode sera consacré à la Pologne, autre maillon stratégique du réseau réactionnaire. Un focus suivra sur la Slovaquie- actuellement dirigée par des forces d’extrême droite -ainsi que sur les Pays-Bas, où des collaborations gouvernementales avec la droite radicale se multiplient.
Je reviendrai aussi sur la Belgique, et bien sûr sur la montée de l’extrême droite en France, dans le prolongement de ce cycle d’alerte démocratique.
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Rudy Demotte
Former Minister-President of the French Community of Belgium