Wokisme : le mot qui rend sourd (et rend certains très bavards).By Rudy Demotte.

Wokisme : le mot qui rend sourd (et rend certains très bavards).
Il paraît que tout est wokiste. Une fresque murale ? Wokiste. Un manuel scolaire ? Wokiste. Une pièce de théâtre sans fumeur en scène ? Forcément wokiste. Il ne manque plus que les œufs bio et les ampoules LED pour que la chasse soit complète.
Woke. Ce mot, au départ, désignait un réflexe sain : rester éveillé aux injustices. On aurait pu en faire un levier pour améliorer ce qui coince. On en a fait une étiquette collante, une arme de disqualification massive. Un mot-piège qui permet d’éviter la discussion. Et de remplacer la politique par un bruit.
Les stratèges de l’ère antidémocratique – que je qualifie de protofachiste- ne s’y sont pas trompés. Trump, Orban, Poutine : trois registres, un même réflexe pavlovien. Tous ont compris qu’en dénonçant une “dictature woke”, on pouvait tranquillement démonter les contre-pouvoirs, museler la presse, resserrer les libertés… tout en passant pour des défenseurs du bon sens populaire. Bien joué. La rhétorique est rodée : défendre la liberté d’expression en interdisant tout ce qui dérange. Une ruse de la raison autoritaire.
Ce serait une erreur de nier qu’il y ait parfois des postures absurdes, des puritanismes moraux déguisés en luttes, des procès faits à des œuvres, des personnes, des mots. Mais ce serait une faute politique bien plus grave de laisser ces excès servir de prétexte à un retour en force de la pensée figée, verticalisée, voire brutale.
Ceux qui feignent de s’étrangler devant une exposition ou un cours sur la mémoire coloniale ne s’indignent jamais quand une chaire est supprimée, un journal fermé, ou une bibliothèque censurée. Le wokisme est devenu leur diversion préférée : pendant qu’on s’agite sur une statue ou un adjectif, on oublie les salaires, le logement, le climat, l’état de la démocratie.
Et c’est là que les dégâts commencent.
Car dans cette polarisation organisée, l’universalisme est pris entre deux feux. D’un côté, ceux qui veulent le vider de toute substance au nom des identités. De l’autre, ceux qui s’en servent pour imposer un modèle fermé, exclusif, figé dans un passé glorifié. Or l’universel – le vrai, celui du siècle des lumières – n’est ni l’uniforme, ni l’unique. Il est ce fragile effort de dépasser les appartenances sans les nier ou les opposer.
Gramsci avait pressenti que les périodes de crise voyaient apparaître des monstres. Non pas toujours spectaculaires. Parfois simplement ceux qui, sous prétexte de bon sens, achèvent la possibilité de penser ensemble. Il n’imaginait pas le wokisme, bien sûr. Mais il avait compris que, quand plus rien ne fait lien, c’est le mythe qui remplace le débat.
Et le mythe a toujours de l’avance sur la raison.
Ce n’est pas un hasard si ce sont les penseurs autoritaires qui caricaturent le plus la culture. Elle les gêne. Elle rappelle que la vérité n’est pas une injonction, mais une recherche. Habermas, dans un de ses éclairs de lucidité les moins bavards, expliquait que la démocratie repose sur un espace public où la parole peut encore convaincre. Pas écraser. Pas buzzer. Convaincre. Et ce lieu devient rare.
On ne dialogue plus : on déclame. On ne confronte plus : on identifie. À qui appartient ce mot ? Cette souffrance ? Cette œuvre ? La réponse, trop souvent, n’est plus : à tout le monde. Elle devient : à celui qui a le bon code, la bonne posture, le bon hashtag.
Je n’oublie pas que, rédigeant mon livre Culture(s), il y a vingt ans, je défendais l’idée d’une culture comme levier d’émancipation, pas comme tribune d’examen de conformité morale. Je croyais – et je crois toujours – qu’on peut transmettre sans figer, relier sans édulcorer, confronter sans humilier. Mais ce terrain se rétrécit. Pas à cause d’un complot militant. À cause d’un renoncement collectif.
Bourdieu aurait sans doute noté que derrière certains discours radicaux, se cache une forme de distinction. Les bons mots, les bons gestes, les bons silences. On parle beaucoup d’inclusion, mais la carte de membre de la bonne pensée est toujours nécessaire. Et ceux qui ne la possèdent pas sont priés de se taire, ou de s’excuser.
Et pendant ce temps, ailleurs, on légifère. On verrouille. On surveille. À Washington , à Moscou, à Budapest.
Le wokisme n’a jamais fermé une université. Les anti-woke, eux, commencent à s’en charger.
Ils parlent de liberté comme on fait mine d’ouvrir une porte tout en tournant la clé dans le dos. L’hypocrisie n’est pas un détail rhétorique : c’est leur méthode.
Ce n’est pas ce mot qu’il faut combattre.
C’est ce qu’on fait avec : une distraction, une fracture, une stratégie.
Spinoza écrivait qu’il ne fallait ni rire, ni pleurer, mais comprendre. Aujourd’hui, je dirais qu’il faut résister aux injonctions de rire bêtement, de pleurer sans recul, ou de hurler en chœur. Comprendre, dans notre époque, c’est déjà un acte politique.
Nous n’avons pas besoin de moins de diversité.
Mais de plus d’intelligence collective.
Pas moins de luttes. Mais plus de visée commune.
Moins d’orthodoxie. Plus d’audace.
Et surtout, d’un peu plus de démocratie qui pense, avant qu’elle ne devienne, elle aussi, une simple étiquette.
Rudy Demotte
Former Minister-President of the French Community of Belgium