La politique de l’avocat : vert dehors, brun dedans. Marine Le Pen, l’AfD et autres illibéraux

On connaît les “pastèques”, ces partis ou militants écolos qui joignent au discours sur l’environnement un programme économique et social d’extrême-gauche : selon cette image, ils sont “verts dehors, rouges dedans”. Le terme en vient même à être repris par certains militants pour se moquer de leurs détracteurs.

Mais ce n’est pas la seule tendance illibérale qu’on peut observer dans la sphère de l’écologie politique. Ceux que l’historien américain Nils Gilman a nommé “avocats” sont au moins aussi inquiétants : verts dehors, ils cachent un noyau “brun” qui les rapproche de l’extrême-droite. Quand il ne s’agit pas d’ethno-nationalistes qui voient dans l’actuelle angoisse climatique une façon de faire passer leur programme de fermeture des frontières et de réduction drastique de la natalité… mais seulement pour les pays du Sud !

Ce rapprochement peut paraître contre nature, tant on s’est habitué depuis les années 60 au moins à lier écologie politique et contre-culture gauchiste, le combat contre la pollution les amenant à s’opposer à la fois aux armements nucléaires et aux grandes entreprises capitalistes. Pourtant, les racines du mouvement environnementaliste plongent dans un tout autre milieu intellectuel : le concept même d’écologie a été défini en 1866 par Ernst Haeckel, l’un des principaux promoteurs du racisme scientifique de son temps, inspirateur de l’eugénisme et du darwinisme social.

Il n’est pas difficile de voir comment l’idée de lois naturelles peut venir utilement remplacer celle d’élection divine pour assoir le pouvoir d’une classe ou d’une caste sur le reste de la société, ou celle d’un pays sur les autres. On retrouvera l’idée de “survie du plus fort” comme justification de l’hégémonie allemande, tant du temps du Kaiser que plus tard sous les Nazis.

On retrouve aussi chez le mouvement écologiste naissant un souci à la fois de préserver une nature “intacte” ou “pure” et un rejet de la modernité hérité de la sensibilité romantique. Ce mouvement “conservationniste”, à l’origine des premières réserves naturelles et de lois sur la pureté de l’air et des eaux, se préoccupe moins du bien-être de la masse des humains que de l’existence de zones préservées dont les classes aisées (les seules à l’époque qui ont accès au tourisme) peuvent profiter. L’un des plus influents conservationnistes, le biologiste américain Madison Grant, a par exemple publié un best-seller du racisme scientifique : The Passing of the Great Race (1916), qui prédisait un effacement de la “souche nordique” (peuples anglo-saxons et germaniques) aux États-Unis devant l’arrivée d’immigrants d’Europe du Sud et de l’Est. Ces idées ont conduit à des quotas d’immigration sur des bases raciales.

Ce mode de pensée réactionnaire a aussi inspiré les Nazis, et ce n’est pas une reductio ad hitlerum de le constater : le souci de préserver une nature pure pour le peuple “aryen”, la glorification de la campagne, de la forêt et des modes de vie traditionnels, le soutien à l’agriculture biologique, les lois sur le bien-être animal, tout cela illustre l’importante composante “écologique” du nazisme.

Penser l’espace humain comme un biotope et les relations entre peuples comme une compétition pour les ressources n’est pas sans conséquences. C’est ainsi qu’en 2019, pour les élections européennes, Marine Le Pen a repris le concept d'”écologie  des civilisations” lancé par l’essayiste et homme d’affaires Hervé Juvin. Cela se traduit par une souveraineté “absolue” de chaque État (pas de traités internationaux ni d’Union européenne), la préférence au local (et même à l’hyperlocal, sans solidarité entre régions), ou encore la “traçabilité totale” de la production. Dans cette optique,  expliquent les militants, “les frontières sont le meilleur allié de la défense de l’environnement” car “des gens enracinés veulent protéger leur milieu de vie et le léguer à leurs enfants”.  On est à deux doigts d’assimiler l’immigration à de la pollution, mais l’idée plane. On sait que le théoricien de l’extrême-droite française, Maurras, disait : “La terre ne ment pas” pour louer l’enracinement, conçu comme inséparable de la “race” française, et pour l’opposer aux juifs “errants”.

Les détracteurs de Mme Le Pen, y compris dans son parti, ont beau jeu de l’accuser d’hypocrisie, de “réduire l’écologie à l’amour qu’elle porte à ses chats”. Mais cette “écologie des civilisation”, faite de localisme et d’un souci de pureté à tous les niveaux (air, eau, aliments et population) n’a manifestement pas rebuté les électeurs, puisque le RN est arrivé premier (de peu mais premier quand même) à ces élections.

Le RN n’est pas le seul, à la droite de l’échiquier politique, à mêler projet de société conservateur, voire réactionnaire, et politique environnementale inspirée par le localisme, la préservation du patrimoine naturel et le rejet des autres peuples hors du petit paradis national. Diverses communautés catholiques, protestantes ou liées à des mouvements New Age prônent la “sobriété heureuse” sur le modèle de Pierre Rahbi : éloignement de la société de consommation, retour à la terre ou du moins à une certaine forme de localisme, rejet de la modernité à la fois sur le plan technologique (pas d’OGM ni de pesticides) et social (refus de l’IVG, du mariage pour tous, retour des femmes à la maison, etc.) Une forme de “rousseauisme utopique” qui se traduit par un élitisme à rebours, car peu de gens peuvent réellement vivre de la façon prônée. Rabhi lui-même (comme d’autres chantres du retour à la vie paysanne, telle Vandana Shiva) est à la tête d’un business très lucratif : livres, conférences, etc., et n’a pas besoin du produit de son champ pour vivre.

Sacraliser la nature peut être aussi dangereux que la saccager. Ce qui s’est passé au Sri Lanka cette année devrait ouvrir les yeux sur les tendances illibérales de l’écologie politique : inspiré par les thèses de Vandana Shiva, le gouvernement interdit du jour au lendemain l’utilisation des engrais et pesticides de synthèse et annonce le passage à une agriculture 100% biologique. Rien n’avait été prévu cependant pour remplacer les produits interdits. Au bout de six mois, après une grève de la faim des paysans, et la menace d’une famine et de récoltes catastrophiques de thé (une des principales exportations du pays), le Sri Lanka abandonne cette expérience grandeur nature et réautorise l’importation d’engrais azotés.

L’urgence environnementale elle-même peut inspirer un durcissement politique, un abandon de tout ou partie des normes démocratiques. La métaphore du canot de survie, pour reprendre la formulation de Gareth Hardin, “Living on a lifeboat” (1974), permet de faire passer des messages qui sinon seraient rejetés par principe par la plupart des citoyens des pays démocratiques : si les ressources sont limitées, et que c’est une question de survie à court terme, tout devient possible, même de suspendre les règles de la démocratie (comme l’a proposé le philosophe Clive Hamilton), ne pas respecter la propriété privée, ou encore conditionner l’aide aux pays en développement à des changements draconiens de politique. Le parti d’extrême-droite allemand AfD a déjà proposé par exemple de conditionner toute aide au développement à l’adoption d’une politique de l’enfant unique à la chinoise. Ils prônent aussi l’autosuffisance alimentaire et pour cela invitent le pays à se convertir au végétarisme. On pourrait citer le groupe de militants du climat Extinction Rebellion, qui veulent renverser les gouvernements élus, considérés comme trop tièdes…

Ce genre d'”éthique du canot de survie” n’est pas l’apanage de l’extrême-droite. Chez nous, le parti EELV se signale régulièrement par des décisions et prises de positions qui vont dans le sens d’une décroissance dont ils se font les promoteurs : ici c’est l’abandon de la viande à la cantine, là c’est le refus d’accueillir le Tour de France, ou encore une opposition à l’aviation sous toutes ses formes.

Un épiphénomène dû à l’enthousiasme de quelques militants ? Voire. Le programme du parti vert propose de sortir à la fois du nucléaire et des combustibles fossiles, pour passer donc à 100% de renouvelables. Est-ce possible ? L’association Negawatt s’est fait fort de montrer la faisabilité d’un tel scénario. Une telle évolution, une fois chiffrée, se traduit cependant par des changements drastiques : “industrialisation des campagnes” pour produire du biogaz, mais aussi réduction de l’habitat individuel, usage en commun de certains équipements comme le lave-linge, réduction de la consommation de produits d’origine animale…

Si on trouve que cela va trop loin, que c’est trop s’immiscer dans la vie des gens, la réplique est toute trouvée : urgence pour la planète ! Et on installe l’idée que le débat démocratique sur les options possibles est trop lent ou inefficace, que seules des mesures autoritaires sont  la hauteur des enjeux. Les récentes enquêtes d’opinion sur la génération, montante, celle des 18-30 ans, montrent d’ailleurs à la fois une angoisse pour l’avenir de la planète et un désir de plus d’autorité, un sur deux justifiant même le recours à la violence.

L’enfer est plus que jamais pavé de bonnes intentions.

Irène Delse

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