Zemmour et la fenêtre d’Overton


Avez-vous déjà entendu parler de ce concept ? D’après la fiche Wikipédia qui lui est consacrée, « la fenêtre d’Overton, aussi connue comme la fenêtre de discours, est une allégorie qui désigne l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme acceptables dans l’opinion publique d’une société. Ce terme est un dérivé du nom de son concepteur, Joseph P. Overton (1960–2003) (…) qui, a affirmé l’idée que la viabilité politique d’une idée dépend principalement du fait qu’elle se situe dans la  fenêtre ». Alors que nous vivons sans doutes la pire campagne présidentielle de la 5ème République, parasitée par les faits et gestes de Eric Zemmour, on ne peut qu’être frappé par deux choses : le fait que cela soit un polémiste coutumier des provocations et se posant en agitateur d’idées qui ait pris la lumière aux dépens de plusieurs candidats, expérimentés et respectueux des normes démocratiques ; et le fait que des grands médias banalisent la radicalité de ses propositions, anticipant une accoutumance de l’opinion à de tels discours.

Que s’est-il passé ? A l’origine, l’image de la dite « fenêtre » a été considérée comme un outil, permettant de cartographier le domaine de l’action politique « possible » : ceci peut concerner aussi bien la gestion d’un pays que des sujets de société. Comme illustré ici, une option peut être considérée comme « populaire », puis « sensible » (à la limite de la fenêtre), puis « radicale », puis enfin « impensable ». Et ceci peut évoluer en fonction des idées devenues dominantes dans la société : d’une manière constante au cours du siècle passé, ce sont celles associées aux libertés et à l’égalité qui se sont imposées peu à peu ; il suffit de prendre par exemple ce qu’il en était des droits des femmes, écartées du droit de vote jusqu’à la Libération, ou qui ont dû attendre la présidence de Valery Giscard d’Estaing dans les années 70, pour voir reconnus les droits à l’IVG, ou au divorce par consentement mutuel. On s’est donc habitué à voir évoluer, en France en particulier, une « fenêtre d’Overton » invisible dans le sens de davantage de progrès, ce qui a permis – avec parfois des changements de majorité et le courage politique des gouvernants – des avancées comme l’abolition de la peine de mort, ou le « mariage pour tous ». Or ce sont maintenant des théoriciens réactionnaires qui ont conceptualisé le principe de « la fenêtre », et prétendent la déplacer en rendant peu à peu « dicibles » les pires discours.

On trouve sur le site de France Culture un article passionnant, détaillant en particulier comment « l’Alt Right » américaine – qui est montée en puissance à partir des années 2010 et a porté au pouvoir Donald Trump – a détourné à son profit la théorie d’Overton. Jusqu’alors, les débats politiques opposaient démocrates et républicains, gauche et droite, les plus modérés de chaque camp étant en général aux manettes à chaque alternance. Entrant en force dans l’arène politique, l’extrême-droite locale a commencé par investir les réseaux sociaux, puis a rapidement imposé ses thématiques. Reprenons les propos de Lynda Dematteo, anthropologue, chercheuse à l’EHESS : « le but de ces radicaux est avant tout de repousser les limites du tolérable en utilisant des formes de “déconne provocatrice”, ce qu’ils appellent le “lulz”. Par leurs propos outranciers qu’ils cherchent à minimiser par le rire, ils parviennent à faire passer des idées radicales dans la fenêtre d’Overton “. Cela ne vous rappelle personne en particulier ? Comment s’est comporté Eric Zemmour pendant la quinzaine d’années où il a phagocyté émissions de télévision, éditoriaux radiophoniques et billets dans la presse ? Au-delà d’un fond idéologique profondément réactionnaire et sur lequel la plupart des journalistes sont restés  longtemps aveugles (lire et entendre à ce sujet Ariane Chemin), il s’est composé un personnage dynamique et familier qui annonçait déjà le candidat à l’Elysée. Son célèbre « Ben voyons », repris imprimé sur les tee-shirts de ses jeunes supporters, est à la fois une astuce rhétorique et un message disruptif : si on lui rappelle, par exemple l’avis unanime des historiens français sur le rôle de Vichy dans la déportation des juifs, ou le drame des migrants qui sont morts noyés par dizaines de milliers en Méditerranée, il échappe à la discussion de fond en renvoyant les contradicteurs à leur condition de « porte-paroles du système » ; un système défini, justement par un cadre – une « fenêtre » – qu’il entend déplacer.

Prenons par exemple une réalité : la poussée migratoire dans le continent européen. On peut critiquer sa gestion au niveau national ou de l’U.E, proposer des nouvelles normes de contrôle, remettre à plat une politique d’intégration qui a des ratés indiscutables : la discussion reste dans la « fenêtre d’Overton », même si pour une extrême-gauche mélenchoniste ou indigéniste le simple fait d’en parler appartient au registre de « l’inconcevable », et donc en fait sortir ; quasiment tous les partis politiques reconnaissent le problème, avec plus ou moins de démagogie ou de brutalité. Eric Zemmour, lui, a publiquement repris à son compte le concept de « Grand remplacement » du théoricien identitaire Renaud Camus, ce que refuse de faire Marine Le Pen. C’était dans un discours d’une rare violence prononcé lors de la convention des droites en septembre 2019, où il avait présenté les immigrés musulmans comme des « anciens colonisés devenus des nouveaux colonisateurs ». Ces propos lui ont valu une amende de 10.000 euros le 25 septembre 2020 pour « injure et provocation à la haine » ; mais il les reprend sans problèmes lors de sa campagne présidentielle, et les grands médias s’en font quasiment les complices en ne le rappelant pas.

Il a donc réussi à déplacer la « fenêtre » en banalisant un concept à la fois raciste et complotiste. Il a réussi également ce déplacement en reprenant ces derniers mois presqu’au mot près un autre passage de ce fameux discours, réclamant une remise en question radicale de l’équilibre des pouvoirs, reconnu jusqu’à il y a peu comme un élément du consensus démocratique. Extrait : « Nous devons nous affranchir des pouvoirs de nos maîtres : médias, universités, juges. Nous devons restaurer la démocratie qui est le pouvoir du peuple contre la démocratie libérale qui est devenue le moyen au nom de l’État de droit d’entraver la volonté populaire. Nous devons abolir les lois liberticides qui au nom de la non-discrimination nous rendent étrangers dans nos propres pays. »

De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump et les propagandistes « QAnon » sont arrivés à amener la fenêtre d’Overton au-delà de l’imaginable, au moins chez une partie non négligeable de l’électorat américain : ainsi selon des sondages, une large majorité d’électeurs républicains sont convaincus que l’élection de 2020 leur a été « volée » comme l’avait affirmé le président sortant dès la sortie des résultats ; intoxiqués par les réseaux sociaux, les « talk-shows » conservateurs et une multitude de médias « alternatifs », ils ont intégré le discours trumpiste sur « les fake news » des médias et les complots en tous genres, et parmi eux celui du « complot pédophile » qui aurait été couvert par Hillary Clinton.

La droite radicale a été longtemps exclue des médias dominants, mais elle y a réussi une percée grâce à l’influence déterminante de Vincent Bolloré, “un patriote qui veut défendre la France”  pour Eric Zemmour ; juste renvoi d’ascenseur, en particulier vers CNEWS où a été allumé le dernier étage de la fusée le mettant sur orbite. Cette droite radicale a aussi déplacé la « fenêtre », en organisant des débats non pas sur l’opposition « droite-gauche », considérée comme dépassée car la gauche serait définitivement morte ; mais avec le clivage « patriotes » versus « centristes », honnis ouvertement pour Emmanuel Macron ou sournoisement pour Valérie Pécresse.

Le déplacement de la fenêtre d’Overton doit aussi beaucoup aux nouveaux formats de l’information. Didier Pourquery a écrit un livre remarquable « Sauvons le débat, osons la nuance », qui m’a inspiré une interview pour “La Revue Civique” . Il y relève notamment l’influence délétère des chaines dites d’information, écrivant : « sans les moyens de faire de vraies enquêtes, elles remplissent leur temps d’antenne avec des débats, qui font de certaines émissions des « discussions de café du commerce » ou « des matchs de catch » ; il dénonce le primat au disruptif, à l’émotion, et à l’indignation et aux « images virales » dans le monde virtuel : autant de domaines dans lesquelles la droite radicale excelle, dominant les réseaux sociaux, sachant organiser les « buzz » quand et où elle le souhaite, y compris par des délires à la QAnon – voir par exemple la légende urbaine ayant circulé à propos de Brigitte Macron, qui serait en vérité son frère, Jean-Michel Trogneux.

Dans l’article introductif de Wikipedia déjà cité, un exemple percutant de déplacement de la fenêtre d’Overton est donné à propos du cannibalisme, en imaginant comment, par petites touches successives, sa pratique considérée comme immorale et répréhensible dans notre société, pourrait successivement être vue comme une « opinion radicale » ; puis comme faisant partie du débat ; puis comme acceptable ; et ainsi, de proche en proche, devenir populaire.

Mais tout ceci est-il vraiment nouveau ? Avant de découvrir ce concept relativement nouveau, on utilisait depuis la nuit des temps l’expression « Boite de Pandore », du nom d’une figure de la mythologie grecque. Pandore apporta dans ses bagages une boîte mystérieuse que Zeus lui interdit d’ouvrir. Celle-ci contenait tous les maux de l’humanité, notamment la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, le Vice, la Tromperie, la Passion, l’Orgueil ainsi que l’Espérance ; et on connait la suite ! Beaucoup plus proche de nous on connait le journal « La libre parole », brulot antisémite fondé par le polémiste Edouard Drumont, et qui eut un succès considérable au moment de l’affaire Dreyfus.

La fragile « fenêtre d’Overton » construite après les grands massacres du siècle dernier a permis de protéger les plus faibles, en nous évitant par quelques lois – dénoncées comme « liberticides » – la liberté totale du renard dans le poulailler. Aujourd’hui, un autre polémiste risque de la briser totalement, et de répandre son venin dans toute la société.

Cet article a été publié le 24 janvier sur le site Temps et Contretemps

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