Immigration : la France d’aujourd’hui n’est pas celle de 1950, et c’est bien ce qui gêne les identitaires

“Il ne faut pas que l’immigration dilue notre identité” : c’est un sentiment assez commun, et pas juste à l’extrême-droite. Voir par exemple l’entretien avec Éric Woerth le 15 février. Même si on a pris l’habitude, surtout à gauche, de ne pas en discuter, c’est pourtant une question qui mérite d’être abordée, ne serait-ce que parce que le silence laisse le champ libre aux intox de l’extrême-droite.

Il y a des faits sur lesquels tout le monde peut s’entendre : la France est un pays d’immigration, et ce depuis longtemps. Chaque année, des gens entrent en France, de façon légale ou illégale, certains restent, certains repartent. Combien ? C’est là qu’il y a beaucoup de fantasmes et de manipulations. “Submersion”, “remplacement”, le vocabulaire de la peur devient une litanie qui paralyse la pensée, qui empêche même ceux qui n’y croient pas de réfléchir. Et si on revenait aux données ? Elles sont faciles à obtenir. On peut par exemple se reporter à une vidéo publiée par Le Monde sur sa chaîne YouTube.

Le sujet est traité de façon très complète : comment on définit un immigré, combien sont-ils, où vivent-ils, combien arrivent et partent chaque année… L’extrait ci-dessous parle spécifiquement des arrivées et départs.

 

Les départs, justement : c’est l’une des choses que les gens comme Le Pen ou Zemmour ne mentionnent jamais. Et ils ont tendance à compter les arrivées deux fois, par exemple en additionnant les demandeurs d’asile plus les gens déboutés du droit d’asile qui restent quand même en France, alors que par définition, le deuxième chiffre est inclus dans le premier.

Mais à part cela, à quoi ressemblent les chiffres ? Doit-on vraiment craindre une “dilution” de la culture ou de l’identité française ?

Cela diffère d’une année à l’autre, bien sûr, mais par exemple en 2017, le solde migratoire, soit le total des entrées moins le total des départs et décès, était d’environ 139 000 personnes. C’est un nombre non négligeable, mais rapporté aux presque 68 millions d’habitants de notre pays, cela reste modeste. De nombreux pays européens comptent même une plus forte proportion d’immigrés que nous : ainsi, en 2019, la population immigrée en France représentait près de 12,8% de la population totale, soit 8,4 millions de personnes, contre 13,7% au Royaume-Uni et 16,1% en Allemagne.

On est loin du spectre du “grand remplacement” : c’est que, comme le montrent les études démographiques sérieuses, les déplacements de population sont un petit peu plus complexes qu’un simple problème de vases communicants d’école primaire ! Contrairement aux tableaux apocalyptiques dressés par Zemmour, Le Pen, Dupont-Aignan et les autres, les candidats à l’émigration les plus pauvres ne se dirigent pas vers l’Europe, mais vers des régions où pays voisins. Il y a par exemple une importante immigration intra-africaine, du Sahel vers le golfe de Guinée. Dans un pays relativement prospère comme la Côte d’Ivoire, on a même vu se développer dès les années 90-2000 un discours sur l’« ivoirité » qui était une façon d’exclure les immigrés en provenance du Burkina Faso et du Mali. D’autres se rendent au Maroc, non comme étape sur la route de l’Europe, mais pour y rester.

Autre élément de l’absurdité du discours identitaire : les nouveaux arrivants sont systématiquement supposés africains ou moyen-orientaux et musulmans, ce qui permet à nos marchands de peurs de jouer sur les stéréotypes classiques sur les Croisades ou l’affrontement séculaire entre Europe et Empire ottoman… [1]Au passage, la France a commencé à entretenir des relations diplomatiques et commerciales avec les Turcs, au grand dam du reste de l’Europe catholique. En oubliant au passage que les pays d’Afrique sub-saharienne sont loin d’être tous musulmans, et que les migrants en Europe viennent aussi d’Europe de l’Est, d’Amérique du Sud, d’Asie du Sud-Est…

En oubliant aussi allègrement que l’islam n’est pas la même chose que l’islam politique. Et que celui-ci n’est pas l’évolution fatale des sociétés musulmanes. On a même vu récemment au Maroc un parti islamiste chassé du pouvoir par les urnes. En fait, c’est une curieuse forme d’admiration de la part de nos identitaires que de vouloir voir les pires islamistes comme les « vrais » musulmans. [2]Cela va jusqu’à l’étonnante affection réciproque de Zemmour et Tariq Ramadan…

Peut-être qu’une certaine mauvaise conscience occidentale, malgré toutes les vitupérations à droite sur la « repentance », a pu jouer dans cette acceptation sans trop de logique du « grand remplacement ». Après tout, il existe un continent entier où la population d’origine a été remplacée presque totalement par de nouveaux venus… originaires d’Europe. Le sort des Amérindiens a d’ailleurs été le prétexte de l’une des plus ridicules campagnes du Front National en son temps : une photo de Le Pen père arborant une coiffure à plumes de chef sioux… Non, je n’invente rien. J’aimerais bien !

Tout cela serait drôle si ce n’était pas un prétexte pour cultiver le racisme, l’antisémitisme et la haine des musulmans, et pour soutenir des régimes brutaux et corrompus comme ceux de Poutine, Orban en Hongrie ou Bolsonaro au Brésil, pour soutenir un retour de Trump… Et pour fermer les yeux sur les atteintes aux droits des femmes et des LGBT dans ces pays – là encore, cruelle ironie, par des partis qui vitupèrent le sexisme et l’homophobie dans l’islam, mais pas dans leurs propres « valeurs chrétiennes ».

Pour combattre efficacement les idées fausses, il faut donc d’abord les connaître. Il faut aussi avoir une idée juste de ce qui se passe réellement. Et là, des personnes bien intentionnées mais avec des notions fausses peuvent faire beaucoup de mal.

Regardez Stephen Smith, ce journaliste américain qui parle lui aussi de « ruée sur l’Europe » tout en essayant de convaincre les Européens que c’est le sens de l’histoire et qu’il faut ouvrir les portes… Non seulement ça a l’effet contraire, mais c’est un peu mécaniste. Voir plus haut, et dans l’entretien avec Hervé Le Bras déjà cité, ce que je disais sur les migrations intra-africaines. C’est aussi une occasion de rappeler que la démographie évolue, elle aussi, et que nous ne sommes pas coincés indéfiniment avec les taux de fécondité de 1985 ! En fait, une bonne partie de l’Afrique et du Moyen-Orient a déjà fait sa transition démographique ou est en train de la faire, pour les mêmes raisons que l’Europe l’avait faite dans le courant du XXe siècle : baisse de la mortalité infantile (merci les vaccins), accès à la contraception, et plus d’opportunités économiques pour les femmes, surtout dans les villes.

Certes, ces pays ont aujourd’hui une population jeune, et il y a beaucoup de candidats à l’émigration, mais ce n’est pas un réservoir inépuisable, contrairement à ce que certains (même bien intentionnés) semblent penser. Et c’est une population plus éduquée, donc plus adaptable, que les gens que l’on a fait venir dans les Trente Glorieuses pour reconstruire la France.

Et pourtant il y a une chose qui me chiffonne dans les propos d’Hervé Le Bras cités plus haut, qui est à sa manière aussi cavalier que Stephen Smith avec les pays d’accueil. Par exemple :

« Les enfants dont les deux parents sont immigrés ne représentent que 10% des naissances. Ceux qui n’ont aucun parent, ni grand-parent immigré, 60%. Dans 30% des naissances, au moins un des parents ou grands-parents est immigré et au moins un des parents ou des grands-parents ne l’est pas. Ce qui représente 30% d’enfants métis. »

(Chiffres de l’INSEE.)

Ce qui montre deux choses :

  1. La population européenne n’est pas remplacée ;
  2. Elle ne reste pas non plus la même qu’en 1950.

Il est plus précis au paragraphe suivant, mais toujours optimiste :

 « Petit calcul à l’horizon 2050 : on arrive à 50% d’enfants métis. Ce métissage est la réalité de ce siècle. Et à ce compte-là, Éric Zemmour est un agent du grand remplacement. [3]Ses deux parents étant des juifs d’Afrique du Nord. D’autre part, on omet les millions d’Occidentaux qui partent s’installer ailleurs et qui contribuent eux aussi au métissage mondial en cours. »

La grande peur de beaucoup de racistes, qu’on soit clair, c’est bien le métissage. Le rebaptiser « grand remplacement » et prétendre que l’Europe est menacée dans son existence physique, c’est un tour de passe passe pour toucher des gens que le discours classique du genre « et si ta fille sortait avec un étranger » n’émeut plus guère. Mariages mixtes ? Dans la France des années 2020, c’est un sujet de comédies à succès, pas un tabou !

Mais cela ne veut pas dire que de passer de quelques pour cents à la moitié de naissances « métissées » en quelques décennies est anodin. C’est là que je trouve Le Bras un peu léger.

Ne jetons pas la notion d’identité avec le bain saumâtre des identitaires. Tout le monde a une identité, mais seuls les identitaires haïssent celle des autres. Il ne faut pas avoir peur de combattre les absurdités de « grand remplacement », et pour ça il faut savoir pourquoi c’est absurde. Mais il faut aussi regarder en face les transformations actuelles, même et surtout si on a confiance dans la capacité de l’Europe et de la France à s’adapter. Un grand métissage se produit, mais pas seulement en Europe : toute la planète est concernée, parce que nous sommes beaucoup plus interconnectés. Et la meilleure façon de s’y préparer, c’est d’être au clair sur nos valeurs. Pour citer un ancien premier ministre, lui-même français naturalisé : « Sommes-nous une race, ou sommes-nous une idée ? »

On serait évidemment bien en peine de trouver une « race européenne », à part une description superficielle de tendances telles que la couleur de peau. Cela ne fait pas une civilisation. Pour le reste, les pays européens ont une longue et sanglante histoire, mais ils ont aussi réussi à bâtir ensemble un idéal, une entité qui n’est assise ni sur une nation, ni sur une dynastie régnante, ni sur une religion, ni sur la spoliation des terres d’un autre peuple. C’est rare. Et quand cela marche, ça suscite des ennemis.

C’est cela aussi, ne pas être naïf : être conscient que ceux qui se gargarisent le plus d’identité sont ceux qui rétrécissent nos identités jusqu’à en faire un slogan, un mot d’ordre pour inciter à haïr. Voire (comme à Christchurch en 2019) à tuer.

La France d’aujourd’hui n’est pas celle de 1950, et celle de 2050 sera aussi différente, mais ce ne sera pas celle que nous prédisent les faussaires de l’identité. Il y aura plus de gens d’origine étrangère, plus de musulmans mais aussi plus d’adeptes du christianisme évangélique (très présent en Afrique noire et aux Antilles) et des religions asiatiques. Est-ce que les nouveaux venus s’intègreront ? Cela dépend. S’ils rencontrent la haine et l’ostracisme, cela risque de refroidir les bonnes volontés. Si les notions irréalistes d’un Benoît Hamon sur la France comme “un hôtel” ouvert à tous vents venaient à se généraliser, le résultat ne sera pas brillant non plus.

Mais il y a aussi beaucoup d’avantages dans l’immigration pour un pays comme la France : les personnes qui arrivent sont jeunes, souvent diplômées, ont la volonté d’améliorer leur sort et montrent de l’adaptabilité (puisqu’il faut changer de pays, apprendre une autre langue, etc.) C’est ainsi que l’arrivée massive de réfugiés syriens et irakiens en Allemagne en 2015 a dopée la croissance de ce pays. La France aurait bien besoin aujourd’hui d’un peu plus d’immigration qualifiée, via les visas étudiants ou de travail.

Le vrai réalisme, c’est de voir que l’immigration est une réalité du monde où nous vivons, et de s’organiser pour que cela se passe de façon positive. Et il faut avouer, les dirigeants français ont plutôt oscillé entre une bienveillance négligente et une tendance au contraire à tout verrouiller. Dans le premier cas, on laisse les “communautés” intégrer les nouveaux venus, ce qui favorise le communautarisme, le repli sur des quartiers ethniquement homogènes, et au final peu d’intégration. Dans le second, les filières d’immigration clandestines prennent la place des voies légales fermées, ce qui fait prospérer les trafiquants d’êtres humains et garde les immigrés illégaux dans une situation précaire. Et retarde d’autant leur intégration.

C’est pourquoi il faut applaudir Emmanuel Macron et l’actuelle majorité, qui s’efforcent justement d’organiser l’immigration en France de façon un peu plus rationnelle, en favorisant la venue de diplômés et d’entrepreneurs, en réservant le droit d’asile aux cas humanitaires, et en contribuant au développement des pays d’émigration. Vision cohérente avec le fait qu’il abandonne la vieille promesse (jamais accomplie) de la gauche du vote des étrangers, pour valoriser au contraire la nationalité française, rappelant qu’on a des devoirs avant d’avoir des droits. Mais il y a aussi reconnaissance de la contribution des étrangers, avec l’accueil des auxiliaires afghans réfugiés ou la naturalisation des “travailleurs de première ligne” pendant la pandémie.

Si on avait eu un discours aussi clair il y a quarante ans, de la part de la gauche, qui sait si l’extrême-droite aurait autant prospéré ?

Notes

Notes
1 Au passage, la France a commencé à entretenir des relations diplomatiques et commerciales avec les Turcs, au grand dam du reste de l’Europe catholique.
2 Cela va jusqu’à l’étonnante affection réciproque de Zemmour et Tariq Ramadan…
3 Ses deux parents étant des juifs d’Afrique du Nord.
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