Garry Kasparov, avoir raison sur Poutine avant presque tout le monde

“En 2006, l’organisation que j’ai fondée, le Front Civique Unifié, a publié un document lors de son congrès. Nous y disions que, sur la base d’une analyse des tendances de la présidence de Vladimir Poutine jusque là, on pouvait prédire que ce régime ne quitterait pas le pouvoir normalement, par les urnes.” Garry Kasparov

Le célèbre champion d’échec et opposant russe faisait ce constat sur le podcast The Good Fight, de Yascha Mounk, dont il était invité le 27 novembre. C’est une conversation passionnante, en anglais évidemment, mais dont je vais essayer d’isoler ici quelques points particulièrement pertinents pour la lutte contre les extrémismes en Occident aujourd’hui.

Kasparov est le premier à reconnaître qu’il n’a pas eu raison sur tout (“Je ne suis pas Nostradamus”) mais estime que son expérience de l’Union soviétique (où il est né en 1963, à Bakou, aujourd’hui en Azerbaïdjan) lui a permis de voir rapidement quel genre de leader Poutine était en train de devenir. Ce qui est déjà un indice de la nature profonde des régimes autoritaires : communiste ou nationaliste, le contenu est le même quelle que soit l’étiquette politique.

Comment parvenir à cette lucidité ? D’abord, tout simplement, en écoutant ce que dit Poutine et en le prenant au sérieux ! Ainsi, lors de la conférence mondiale de Munich sur la sécurité, en 2007, le président russe avait vivement critiqué la prééminence américaine et annoncé son intention de sortir du système post Guerre Froide et de restaurer la puissance impériale de la Russie. Ce qui est exactement ce à quoi il s’emploie depuis, en sapant les bases de tout adversaire ou concurrent, comme l’Union Européenne ne l’éprouve que trop. Toujours prendre au sérieux ce que les autoritaires disent d’eux-mêmes : c’est une bonne règle pour ne pas être pris au dépourvu.

C’est ainsi que Kasparov avait averti du danger que courait l’Ukraine avant que les séparatistes pro-russes ne prennent le pouvoir en Crimée en 2014. L’équation était simple : c’est une part de l’ex-URSS, donc convoitée par Poutine, et elle n’est pas défendue par une alliance avec l’OTAN, contrairement aux États Baltes. Et l’alliance avec l’UE n’étant pas militaire, il n’y avait guère de quoi faire réfléchir un partisan de la méthode forte.

En 2015, Kasparov affirmait dans son livre Winter Is Coming que Poutine était devenu l’ennemi des démocraties, et que ses ambitions en faisaient un facteur de déstabilisation et de corruption pour le reste du monde, d’abord les pays voisins, mais aussi l’Europe, le Moyen-Orient, etc. Les mercenaires qui sévissent du Donbass à la Libye et au Venezuela sont aujourd’hui la partie la plus visible de cette déstabilisation.

Mais il y a d’autres formes d’influences, que la Russie déploie sans modération partout où elle veut peser : l’argent et les médias de propagande. Kasparov rappelle ici ce que la presse française tend à édulcorer, voire à ignorer pudiquement : des personnalités politiques de premier plan, au sein des démocraties occidentales, touchent de l’argent du Kremlin. Ce fut le cas de Gerhard Schröder, chancelier fédéral en Allemagne de 1998 à 2005, et de François Fillon, premier ministre français sous Sarkozy, de 2007 à 2012. Tous deux ont reçu, après la fin de leurs mandats respectifs, des rémunérations lucratives via un poste honorifique dans un groupe pétrolier russe. On ne peut que se demander : en paiement de quoi ?

La manne pétrolière et gazière russe sert aussi à financer des groupes d’extrême-droite en Europe, et une propagande aux multiples facettes : médias d’État (les différentes déclinaisons locales de la chaîne Russia Today, le média en ligne Sputnik, etc.) aussi bien que fermes à trolls.

C’est le même genre de propagande sous stéroïdes qui s’est abattue sur les États-Unis lors des élections de 2016. Avec son expérience de la Russie et son entraînement de joueur d’échec à raisonner d’après les tendances passées, Kasparov avait vu venir Trump, mais pense que son élection n’était pas dans les plans de Poutine au départ:

“Trump est un parfait agent du chaos. [La fin de la présidence Obama] a convaincu Poutine qu’il pouvait porter le coup décisif, détruire la démocratie américaine. Il a aidé Trump à se faire élire, et je ne parle pas du dossier Steele, j’ai vu la machine de propagande russe appuyer Trump de toutes ses usines à trolls ! Mais je ne pense pas que Poutine avait prévu qu’il gagnerait l’élection. Je crois que ce que nous voyons en ce moment [aux USA], une élection contestée, la polarisation et la division, était le scénario pour 2016.”

En France, aujourd’hui, le principal apologiste de Poutine s’appelle Eric Zemmour, et la machine à propagande russe le lui rend bien. Et il est clair que le but visé est le même : semer la haine, la division, le chaos. Bref, affaiblir le pays. Reste à trouver un nom pour le genre de personnage qui, Français, se prête à une telle opération contre la France. “Traître” figure toujours au dictionnaire, non ?

Irène Delse

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions connaître votre avis.x