L’invasion brutale de l’Ukraine, avec son cortège d’atrocités, a fait exploser le discours de propagande de Poutine, les justifications et mystifications répétées en boucle sur Internet par les fermes à trolls et à robots. En Occident, cible de la majorité de cette désinformation, le champ de vision s’est éclairci, on reconnaît désormais les mensonges pour des mensonges.
Ce n’était pas gagné. Toute personne qui était sur les réseaux sociaux en 2014, pendant la crise qui a conduit à l’annexion de fait de la Crimée par la Russie, se souvient de la confusion ambiante et de la frustration pour établir ne serait-ce que quelques faits de base, qui étaient les soldats engagés du côté séparatiste, par exemple. [1]L’implication directe de la Russie a cependant été établie. Une confusion qui a conduit au cynisme, et qui a profité à l’agresseur, car il devenait plus facile pour les pays occidentaux de réagir a minima, au lieu de la mobilisation qu’on voit aujourd’hui.
Que s’est-il passé ?
Tom Southern, du Center for Information Resilience, [2]Une ONG ayant pour but la lutte contre la désinformation et les abus en ligne. s’est posé la question dans un passionnant article publié dans Wired le 10 mars.
Premier constat : l’importance des réseaux d’influence tissés peu à peu par Poutine, en une vingtaine d’années, et qui ont permis au régime de peser dans la vie politique des pays démocratiques, sans que les opinions publiques s’en émeuvent beaucoup. Le Brexit ou l’élection américaine de 2016 ont suscité une certaine prise de conscience, mais limitée, et la plupart des gens restaient incrédules ou passifs. Et la propagande continuait de plus belle, les influenceurs pro-russes exploitant tout ce qui peut diviser, semer la colère, la peur et le ressentiment : antivax, complotisme, crainte de l’immigration, et même les gilets jaunes…
Pourtant, dès le 24 février, dès que les premières troupes russes ont pénétré en Ukraine, le rideau de propagande s’est déchiré, et personne en Occident, à part les salariés des médias russes de propagande que sont RT et Sputnik, n’a ajouté foi au discours officiel sur la nécessité de combattre des “Nazis”.
C’est que la force de la propagande russe, jusqu’ici, explique Southern, était de se déployer en ligne, dans un univers qui nous touche de près mais qui ne semble pas tout à fait réel, où tout pourrait être possible, et où des gens ordinaires peuvent se désinhiber et se mettre à croire et à répéter des choses extravagantes, se laisser aller à des comportements qu’on verrait sinon comme anti-sociaux (troll, harcèlement en meute…). Et par le biais de ces arènes virtuelles en ligne, on injecte des thèmes extrémistes dans le débat public, grâce aux relais que sont les personnalités, des influenceurs YouTube aux candidats à l’élection présidentielle.
Mais l’invasion de l’Ukraine a été un choc, explique Southern, comme si Poutine, cessant de manipuler à distance l’Occident, était venu “nous crier à la figure en pleine rue”. Le choc a réveillé les consciences : ce n’est pas tant que les récits de propagande étaient absurdes (le Kremlin en a diffusé bien d’autres) mais que le réel soudain perçait la bulle dans laquelle ils se déployaient en ligne.
D’autres facteurs peuvent expliquer pourquoi cette prise de conscience se fait maintenant et non en 2008 (intervention en Géorgie) ou en 2014 (annexion de la Crimée) : l’Internet lui-même a changé, avec notamment l’apparition de collaborations en ligne de vérification des faits comme Bellingcat ou le Center for Information Resilience. Ces réseaux et ONG font de la veille d’information open source, en exploitant la multitude de sources disponibles en ligne, de Google Earth aux videos postées sur les réseaux sociaux.
Car l’autre différence avec 2008 ou même 2014, c’est la multiplication des réseaux sociaux eux-mêmes. En plus de Facebook et Twitter, il faut compter avec le développement extraordinaire de YouTube et Instagram, ainsi qu’avec l’arrivée de Tik Tok. La publication et même le montage vidéo sont devenus des choses banales pour toute une génération, et la capacité d’un État, même aussi puissant que la Russie de Poutine, à maîtriser les flux d’information en est diminuée. (Addendum : L’armée russe n’a pas réussi non plus à couper l’Internet en Ukraine, grâce au renfort du réseau satellitaire privé Starlink, à la demande du président ukrainien.) Non seulement tous les Ukrainiens ont dans la poche un téléphone avec caméra, mais nombre de gens dans le public, en Occident et ailleurs, ont appris à penser en termes d’angle de prise de vue, coupes au montage, métadonnées, etc.
Devant ce monde plus connecté, mieux éduqué aux médias, Poutine a péché par arrogance, sous-estimant la capacité des Ukrainiens à résister militairement et surtout à faire passer eux aussi leurs messages au monde entier. Et c’est là que le contraste est cruel pour l’autocrate russe. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky (qui on se le rappelle est venu du monde de la scène et de la télévision) a d’emblée établi un style de communication qui tranche avec la solitude glacée du maître du Kremlin : vidéos tournées sur une webcam ou un smartphone, comme pour une vidéoconférence banale. Il se montre dans son bureau, ou dans la rue pour encourager les défenseurs de Kyiv, et ce choix de simplicité et de courage tranquille souligne ce que la propagande de Poutine aurait voulu gommer : l’humanité de son adversaire.
Ça ne pardonne pas. Pas plus que les nombreuses vidéos d’Ukrainiens et Ukrainiennes ordinaires en train de protester malgré des soldats qui tirent en l’air dans les zones occupées, ou ceux qui se filment en train de dire au revoir à leur famille avant d’aller se battre. Ou encore qui documentent jour après jour les déboires des blindés enlisés dans la boue et que des fermiers viennent déplacer avec leur tracteur. Des voix multiples, de gens ordinaires jetés dans des circonstances extraordinaires, qui viennent faire exploser les narratifs poutiniens.
On dit souvent que contre la désinformation, le meilleur remède est non pas la censure, mais une meilleure information. C’est sans doute un peu simpliste (le seul fait qu’une propagande mensongère puisse se déployer librement est en soi un message), mais le cas de l’invasion de l’Ukraine en 2022 viendra clairement à l’appui de cette thèse.
Notes
↑1 | L’implication directe de la Russie a cependant été établie. |
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↑2 | Une ONG ayant pour but la lutte contre la désinformation et les abus en ligne. |