Petits arrangements à l’extrême-droite : la saga de la candidature Zemmour

On sait qu’Eric Zemmour n’aime pas qu’on lui applique le terme radicalisé. Le terme lui convient pourtant parfaitement. C’est notamment le titre du livre-enquête que le journaliste Étienne Girard, du service société de L’Express, a consacré au polémiste. Un livre que ses ennemis devraient bien lire, car très révélateur.Couverture du livre Le Rasdicalisé avec photo de Zemmour

On y apprend notamment qu’il rêve à la présidentielle depuis des années, à la fois poussé par des amis intéressés et tiré par une soif de reconnaissance sociale que rien ne semble capable de rassasier. En 2017, cependant, il confie encore à des proches qu’il ne se “sent pas prêt”. On le croit aisément !

Mais deux événements cette année-là viennent précipiter les choses. D’une part, l’échec piteux de Marine Le Pen, qui désespère beaucoup de gens à la droite de la droite, d’autant plus qu’ils ont pu croire un moment que le Front National avait vraiment une chance. Il faut se rappeler que l’héritière Le Pen, qui jouait à fond la carte de la dédiabolisation, était fréquemment au-dessus de 20% dans les sondages, que ses meetings affichaient complet et que tout le monde s’attendait à ce qu’elle arrive en tête au premier tour. Même le second n’aurait pas été joué d’avance. L’hypothèse de sa victoire avait fait l’objet d’une bande dessinée à succès en 2015-17, La Présidente. On sait ce qu’il en est advenu.

L’autre choc déplaisant, pour les partisans d’un conservatisme décomplexé, fut bien sûr l’élimination de François Fillon au premier tour. Gardons en tête que le plan A, en 2017, c’était le plan F comme Fillon. Tout semblait parfaitement aligné : on sortait de la présidence Hollande, les gens seraient las de la gauche, prêts pour une alternance. Il avait gagné haut la main la primaire de la droite, sans contestation possible. Il paraissait capable de réunir l’électorat de centre-droit, fidèle à sa famille politique, tout en mobilisant un autre électorat beaucoup plus à droite, celui de la Manif pour tous et de Sens commun, auprès de qui il faisait opportunément étalage de sa foi.

Comme on le sait, cela n’a pas marché. Les révélations du Canard enchaîné ont fragilisé Fillon, fait douter jusque dans son camp. Au premier tour, une bonne partie du centre-droit opte directement pour Emmanuel Macron, tout comme les socio-démocrates abandonnent un Benoît Hamon en pleine dérive gauchiste. Le résultat figure depuis le 7 mai 2017 dans les livres d’histoire.

Pour les déçus de Fillon, le temps du remue-méninges était venu. Allaient-il faire un retour sur l’orientation très à droite de sa campagne, par exemple, réévaluer l’intérêt de s’allier avec des catholiques traditionalistes, et même intégristes ? Non, au contraire : c’est vers l’extrême-droite qu’ils regardent. C’est ainsi que Laurent Wauquiez, ancien président du parti Les Républicains, négocie avec Marion Maréchal-Le Pen et… Zemmour. Nous y voilà.

Pour Marion Maréchal (qui n’aime pas qu’on rappelle ses liens avec les Le Pen) et pour un certain nombre de militants nationalistes ou identitaires, l’obstacle à écarter s’appelle Marine Le Pen. Pour eux, Marine est has been, marquée par l’héritage d’échecs de la famille Le Pen, elle “gaspille” ses 20% du premier tour en étant barrée au second. Il faut donc un candidat qui puisse passer pour simplement de droite… dans une lumière favorable et en forçant sur le maquillage, mais les électeurs ne seront pas difficiles, pense-t-on : après 10 ans de Hollande, puis de Macron (qu’ils assimilent à la gauche), le besoin d’un retour à la “vraie” droite devrait être invincible !

Sur le papier, tout est prévu… mais comme on verra, la réalité n’est pas si simple. D’abord, Laurent Wauquiez ne se sent pas de se présenter à la présidentielle lui-même. Après un échec aux européennes de 2019, il est peut-être devenu un peu nerveux. Marion Maréchal, elle, est un peu trop jeune (elle est née en 1989) et a tout intérêt à accumuler de l’expérience et cultiver ses réseaux.

Cela laisse la voie libre à Zemmour, dont l’ambition se cristallise au début de 2021. La rumeur court dans le microcosme, au point qu’en février, l’institut IFOP “teste” l’hypothèse de sa candidature… Avec un résultat flatteur : 17% de voix au premier tour s’il était seul candidat de l’extrême-droite. Mais le polémiste et ses amis ont bien l’intention de ne pas se cantonner à l’extrême-droite. D’abord, il passe pour cultivé, et cela compte pour le public du 16e arrondissement. Ou du moins, il pérore depuis 20 ans sur l’histoire et la civilisation, et personne n’écoute les spécialistes qui disent que c’est du flan

Courant 2021, ça se met en place : le presque candidat Zemmour a des relais efficaces parmi les gens du grand monde, que son discours sur le “grand remplacement” exonère de leur propre tendance au séparatisme social… Un candidat populiste, anti-système, soutenu par le “1%” ? Comme tous les populistes, si on va au fond des choses. On l’a vu avec Trump, Bolsonaro au Brésil, avant eux Berlusconi en Italie : les populistes au pouvoir multiplient les gestes de connivence culturelle avec le peuple, mais leur politique économique creuse les inégalités.

On compte bien sûr Vincent Bolloré parmi ces amis au portefeuille d’actions bien garni. L’homme est un plan média à lui tout seul ! Mieux encore : il a une dent contre Emmanuel Macron, qu’il accuse à tort ou à raison d’avoir affaibli son empire en Afrique… Et le poids des entreprises Bolloré sur le continent est considérable : un contrôle quasi complet de la chaîne logistique. L’annonce l’an dernier qu’il vendait ces activités à son rival, le consortium  MCS, a fait l’effet d’un coup de tonnerre. Accuser les réseaux de l’Élysée était tentant, surtout que dans une autre affaire de rachat, celle du groupe Lagardère, le chef de l’exécutif avait tenté de s’opposer à la prise de contrôle de Bolloré et à la concentration dans les médias que cela impliquait.

Comme on est au XXIe siècle, l’équipe Zemmour entreprend d’investir Internet avant même son entrée en campagne. La méthode est simple, et a été rodée pour le Brexit et l’élection de Trump : une horde de faux comptes et de trolls génère du trafic dans les réseaux sociaux jusqu’à ce que des internautes réels soient happés dans ce “bourrage de crâne 2.0”. Cela ressemble beaucoup au modus operandi de Poutine ? Bien entendu ! Il a déjà apporté un soutien à Zemmour via la chaîne de propagande Russia Today. Et bien sûr c’est grâce à lui que François Fillon occupe à présent une place lucrative au conseil d’administration de deux groupes pétroliers russes ! Le monde est petit.

Cerise sur le gâteau : journaliste lui-même, le polémiste a un carnet d’adresse impressionnant et est à tu et à toi avec le Gotha de la presse parisienne, du patron du Figaro aux présentatrices de CNews. Il peut escompter que les médias ne manqueront pas de s’intéresser à un des leurs. Le système Trump, encore une fois.

Tout était donc prêt pour le blitzkrieg : lancement en fanfare du candidat, siphonnage des voix de Le Pen, puis négociations avec Les Républicains pour une fusion… Car on sait que leur but est ce qu’ils appellent l'”union des droites”, en fait faire tomber la digue maintenue par le gaullisme contre l’extrême-droite. Il faut lire à cet égard l’article de Gaston Crémieux dans Le Droit de Vivre, la revue de la Licra. Les déclarations d’amour de Zemmour à Pétain ne sont pas juste un détail embarrassant pour le candidat, c’est au cœur de son projet.

Trois mois après, on ne peut que constater que l’échec que cette attaque éclair. Et Zemmour est obligé de brûler certaines de ses cartouches plus tôt que prévu, comme le ralliement de Marion Maréchal, qui aurait dû venir en point d’orgue de la campagne, pas pour la relancer quand elle patinait. On sait que la dame a des ambitions pour elle-même, et trop se galvauder en s’affichant avec quelqu’un dont elle n’est même pas sûre qu’il sera au second tour, ce n’est pas terrible…

Mais bon, il fallait bien relancer la machine : le blitzkrieg avait échoué, après une forte poussée initiale (il faut rappeler qu’en octobre, certains sondages le mettaient déjà au second tour), le candidat était retombé à 12%… C’est que l’électorat de Marine Le Pen, plus populaire et plus féminin, ne s’était pas reporté sur lui en masse. Trop élitiste, sans doute, et sa misogynie n’a pas dû aider. Et puis il doit y avoir la loyauté personnelle à la candidate “historique” Marine Le Pen. Comme quoi il ne suffisait pas de siffler pour rameuter ces électeurs ! On observe encore aujourd’hui que si certains cadres du RN sont sensibles aux sirènes zemmouristes, la base reste attachée à Le Pen.

Aujourd’hui, à la mi-février, on voit que c’est plutôt sur la candidate de la droite, Valérie Pécresse, que Zemmour est en train de grignoter, par suite de l’incompréhensible erreur d’appréciation de la campagne des Républicains. Au point que certains, comme Éric Ciotti, en sont à penser déjà à quitter le navire pour rejoindre Zemmour.

On n’a pas tort de parler de naufrage. Au lieu de s’appuyer sur les valeurs gaullistes, de marquer sa différence avec l’extrême-droite ethno-nationaliste, la candidate (qui vient du clan Fillon, pas Sarkozy ou Chirac, donc déjà d’une droite dure) reprend tour à tour tous leurs éléments de langage : “grand remplacement”, “Français de papier”, “construire des murs”… L’original, la copie, inutile de faire un dessin, je pense.

Celui qui reprend le flambeau du gaullisme, par contraste, c’est Emmanuel Macron : c’est vers lui que se tournent des élus de droite et du centre-droit que le néo-pétainisme de Zemmour horrifie. Dès 2017, certains Républicains qui ne se reconnaissaient pas dans le conservatisme de Fillon l’avaient déjà rejoint, comme on sait : Édouard Philippe, Bruno Le Maire, Aurore Bergé, Gérald Darmanin… S’y ajoutent aujourd’hui des élus locaux (Christian Estrosi, Catherine Vautrin) et même d’anciens ministres de Nicolas Sarkozy : Eric Woerth, Nora Berra.

C’est que l’actuel hôte de l’Élysée n’est pas un lapin de trois semaines. Face à la menace d’une fusion droite/extrême-droite, il se pose en recours pour attirer à lui tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’union prévue. L’idéal étant que l’union, quand elle se fera, soit celle des extrêmes-droites : cathos conservateurs, identitaires, nationalistes… Cela fait déjà du monde, mais pas une moitié de l’électorat.

Pendant ce temps, Emmanuel Macron prend soin de conserver et consolider son socle au centre et au centre-gauche. Les relations sont toujours excellentes avec le MoDem, par exemple. Et la cacophonie du côté des candidats de gauche lui permettent aussi d’apparaître comme une alternative pour les sociaux-démocrates. L’aile gauche de la majorité présidentielle, Territoires de Progrès, vient d’ailleurs de publier une tribune dans ce sens : “Pour cinq ans de plus de progrès social”.

Nous sommes à un peu moins de deux mois du premier tour, et je ne sais pas comment tout cela évoluera, bien sûr, mais une chose est claire : le plan ne se déroule comme prévu pour l’extrême-droite. Le candidat Zemmour, lancé en fanfare comme le dernier produit Apple, ne voit pas les forteresses tomber devant lui et la route s’aplanir, mais doit grappiller des voix à ses voisines Marine Le Pen et Valérie Pécresse, bref se battre pour de bon. Qu’il ne se plaigne pas : c’est une excellente cure de réalité.

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